Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/266

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ner la jouissance pour toute la vie du pavillon qu’ils y occupaient. Les d’Hauteserre, devenus avares pour leur pupille comme pour eux-mêmes, et qui, tous les ans, entassaient leurs mille écus en songeant à leurs deux fils, faisaient faire une misérable chère à l’héritière. La dépense totale de Cinq-Cygne ne dépassait pas cinq mille francs par an. Mais Laurence, qui ne descendait dans aucun détail, trouvait tout bon. Le tuteur et sa femme, insensiblement dominés par l’influence imperceptible de ce caractère qui s’exerçait dans les plus petites choses, avaient fini par admirer celle qu’ils avaient connue enfant, sentiment assez rare. Mais Laurence avait dans les manières, dans sa voix gutturale, dans son regard impérieux, ce je ne sais quoi, ce pouvoir inexplicable qui impose toujours, même quand il n’est qu’apparent, car chez les sots le vide ressemble à la profondeur. Pour le vulgaire, la profondeur est incompréhensible. De là vient peut-être l’admiration du peuple pour tout ce qu’il ne comprend pas. Monsieur et madame d’Hauteserre, saisis par le silence habituel et impressionnés par la sauvagerie de la jeune comtesse, étaient toujours dans l’attente de quelque chose de grand. En faisant le bien avec discernement et en ne se laissant pas tromper, Laurence obtenait de la part des paysans un grand respect, quoiqu’elle fût aristocrate. Son sexe, son nom, ses malheurs, l’originalité de sa vie, tout contribuait à lui donner de l’autorité sur les habitants de la vallée de Cinq-Cygne. Elle partait quelquefois pour un ou deux jours, accompagnée de Gothard ; et jamais au retour, ni monsieur ni madame d’Hauteserre ne l’interrogeaient sur les motifs de son absence. Laurence, remarquez-le, n’avait rien de bizarre en elle. La virago se cachait sous la forme la plus féminine et la plus faible en apparence. Son cœur était d’une excessive sensibilité, mais elle portait dans sa tête une résolution virile et une fermeté stoïque. Ses yeux clairvoyants ne savaient pas pleurer. À voir son poignet blanc et délicat nuancé de veines bleues, personne n’eût imaginé qu’il pouvait défier celui du cavalier le plus endurci. Sa main, si molle, si fluide, maniait un pistolet, un fusil, avec la vigueur d’un chasseur exercé. Au-dehors, elle n’était jamais autrement coiffée que comme les femmes le sont pour monter à cheval, avec un coquet petit chapeau de castor et le voile vert rabattu. Aussi son visage si délicat, son cou blanc enveloppé d’une cravate noire n’avaient-ils jamais souffert de ses courses en plein air. Sous le Directoire, et au commencement du Consulat, Lau-