Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/296

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— Nous serons deux pour ça, le jour où tout sera perdu.

Laurence prit la rude main de Michu et la lui serra vivement à l’anglaise. Michu tira sa montre, il était minuit.

— Sortons à tout prix, dit-il. Gare au gendarme qui me barrera le passage. Et vous, sans vous commander, madame la comtesse, retournez à bride abattue à Cinq-Cygne, ils y sont, amusez-les.

Le trou débarrassé, Michu n’entendit plus rien ; il se jeta l’oreille à terre, et se releva précipitamment : — Ils sont sur la lisière vers Troyes ! dit-il. Je leur ferai la barbe !

Il aida la comtesse à sortir, et replaça le tas de pierres. Quand il eut fini, il s’entendit appeler par la douce voix de Laurence, qui voulut le voir à cheval avant de remonter sur le sien. L’homme rude avait les larmes aux yeux en échangeant un dernier regard avec sa jeune maîtresse qui, elle, avait les yeux secs.

— Amusons-les, il a raison ! se dit-elle quand elle n’entendit plus rien. Et elle s’élança vers Cinq-Cygne, au grand galop.

En sachant ses fils menacés de mort, madame d’Hauteserre, qui ne croyait pas la Révolution finie et qui connaissait la sommaire justice de ce temps, reprit ses sens et ses forces par la violence même de la douleur qui les lui avait fait perdre. Ramenée par une horrible curiosité, elle descendit au salon dont l’aspect offrait alors un tableau vraiment digne du pinceau des peintres de genre. Toujours assis à la table de jeu, le curé jouait machinalement avec les fiches, en observant à la dérobée Peyrade et Corentin qui, debout à l’un des coins de la cheminée, se parlaient à voix basse. Plusieurs fois le fin regard de Corentin rencontra le regard non moins fin du curé ; mais, comme deux adversaires qui se trouvent également forts et qui reviennent en garde après avoir croisé le fer, l’un et l’autre jetaient promptement leurs regards ailleurs. Le bonhomme d’Hauteserre, planté sur ses deux jambes comme un héron, restait à côté du gros, gras, grand et avare Goulard, dans l’attitude que lui avait donnée la stupéfaction. Quoiqu’il fût vêtu en bourgeois, le maire avait toujours l’air d’un domestique. Tous deux ils regardaient d’un œil hébété les gendarmes entre lesquels pleurait toujours Gothard, dont les mains avaient été si vigoureusement attachées qu’elles étaient violettes et enflées. Catherine ne quittait pas sa position pleine de simplesse et de naïveté, mais impénétrable. Le brigadier qui, selon Corentin, venait de faire la sottise d’arrêter ces petites bonnes gens, ne savait plus s’il devait partir ou rester. Il