Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/401

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— Hé bien ? répondit-il d’une voix colère en se croyant bravé par ce regard.

— Ne comprenez-vous donc pas ? Je suis la comtesse de Cinq-Cygne, et je vous demande grâce, dit-elle en tombant à genoux et lui tendant le placet rédigé par Talleyrand, apostillé par l’Impératrice, par Cambacérès et par Malin.

L’Empereur releva gracieusement la suppliante en lui jetant un regard fin et lui dit : — Serez-vous sage enfin ? Comprenez-vous ce que doit être l’Empire français ?…

— Ah ! je ne comprends en ce moment que l’Empereur, dit-elle vaincue par la bonhomie avec laquelle l’homme du destin avait dit ces paroles qui faisaient pressentir la grâce.

— Sont-ils innocents ? demanda l’Empereur.

— Tous, dit-elle avec enthousiasme.

— Tous ? Non, le garde-chasse est un homme dangereux qui tuerait mon sénateur sans prendre votre avis…

— Oh ! Sire, dit-elle, si vous aviez un ami qui se fût dévoué pour vous, l’abandonneriez-vous ? ne vous…

— Vous êtes une femme, dit-il avec une teinte de raillerie.

— Et vous un homme de fer ! lui dit-elle avec une dureté passionnée qui lui plut.

— Cet homme a été condamné par la justice du pays, reprit-il.

— Mais il est innocent.

— Enfant !… dit-il. Il sortit, prit mademoisellelle de Cinq-Cygne par la main et l’emmena sur le plateau. — Voici, dit-il avec son éloquence à lui qui changeait les lâches en braves, voici trois cent mille hommes, ils sont innocents, eux aussi ! Eh bien, demain, trente mille hommes seront morts, morts pour leur pays ! Il y a chez les Prussiens, peut-être, un grand mécanicien, un idéologue, un génie qui sera moissonné. De notre côté, nous perdrons certainement des grands hommes inconnus. Enfin, peut-être verrai-je mourir mon meilleur ami ! Accuserai-je Dieu ? Non. Je me tairai. Sachez, mademoiselle, qu’on doit mourir pour les lois de son pays, comme on meurt ici pour sa gloire, ajouta-t-il en la ramenant dans la cabane. — Allez, retournez en France, dit-il en regardant le marquis, mes ordres vous y suivront.

Laurence crut à une commutation de peine pour Michu, et, dans l’effusion de sa reconnaissance, elle plia le genou et baisa la main de l’Empereur.