Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/49

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Asie avait deviné la vérité. Madame de Sérisy, qui passait pour être une des femmes du monde les plus légères, avait eu, pour le Marquis d’Aiglemont, un attachement de dix années. Depuis le départ du marquis pour les colonies, elle était devenue folle de Lucien et l’avait détaché de la duchesse de Maufrigneuse, ignorant, comme tout Paris d’ailleurs, l’amour de Lucien pour Esther. Dans le grand monde, un attachement constaté gâte plus la réputation d’une femme que dix aventures secrètes, à plus forte raison deux attachements. Néanmoins, comme personne ne comptait avec madame de Sérisy, l’historien ne saurait garantir sa vertu à deux écornures. C’était une blonde de moyenne taille, conservée comme les blondes qui se sont conservées, c’est-à-dire paraissant à peine avoir trente ans, fluette sans maigreur, blanche, à cheveux cendrés ; les pieds, les mains, le corps d’une finesse aristocratique ; spirituelle comme une Ronquerolles, et par conséquent aussi méchante pour les femmes qu’elle était bonne pour les hommes. Elle avait toujours été préservée par sa grande fortune, par la haute position de son mari, par celle de son frère le marquis de Ronquerolles, des déboires dont eût été sans doute abreuvée toute autre femme qu’elle. Elle avait un grand mérite : elle était franche dans sa dépravation, elle avait son culte pour les mœurs de la Régence. Or, à quarante-deux ans, cette femme, pour qui les hommes avaient été jusque-là d’agréables jouets et à qui, chose étrange, elle avait accordé beaucoup en ne voyant dans l’amour que des sacrifices à subir pour les dominer, avait été saisie à l’aspect de Lucien par un amour semblable à celui du baron de Nucingen pour Esther. Elle avait alors aimé, comme venait de lui dire Asie, pour la première fois de sa vie. Ces transpositions de jeunesse sont plus fréquentes qu’on ne le croit chez les Parisiennes, chez les grandes dames, et causent les chutes inexplicables de quelques femmes vertueuses au moment où elles atteignent au port de la quarantaine. La duchesse de Maufrigneuse était la seule confidente de cette passion terrible et complète dont les bonheurs depuis les sensations enfantines du premier amour jusqu’aux gigantesques folies de la volupté, rendaient Léontine folle et insatiable.

L’amour vrai, comme on sait, est impitoyable. La découverte d’une Esther avait été suivie d’une de ces ruptures colériques où chez les femmes la rage va jusqu’à l’assassinat ; puis la période des lâchetés auxquelles l’amour sincère s’abandonne avec tant de dé-