Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/494

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presque ébranlé par l’accent qu’il mit en prononçant cette explication. — Ah ! tu ne me dis plus monsieur, dit-il vivement en me regardant d’un air attendri. Mon Dieu ! je quitterais la France avec moins de regret si j’y laissais un homme aux yeux de qui je ne serais ni un demi-fripon, ni un dissipateur, ni un homme à illusions. J’ai aimé un ange au milieu de ma misère. Un homme qui aime bien, Alain, n’est jamais tout à fait méprisable… À ces mots, je lui tendis la main, il la prit, me la serra. — Que le ciel te protége, lui dis-je. — Nous sommes toujours amis ? demanda-t-il. — Oui, repartis-je. Il ne sera pas dit que mon camarade d’enfance et mon ami de jeunesse sera parti pour l’Amérique sous le poids de ma colère !… Mongenod m’embrassa les larmes aux yeux, et se précipita vers la porte. Quand quelques jours après je rencontrai Bordin, je lui racontai ; ma dernière entrevue, et il me dit en souriant : — Je souhaite que ce ne soit pas une scène de comédie ! Il ne vous a rien demandé ? — Non, répondis-je. — Il est venu de même chez moi, j’ai eu presque autant de faiblesse que vous, et il m’a demandé de quoi vivre en route. Enfin, qui vivra verra ! Cette observation de Bordin me fit craindre d’avoir cédé bêtement à un mouvement de sensibilité. — Mais lui aussi, le procureur, a fait comme moi ! me dis-je. Je crois inutile de vous expliquer comment je perdis toute ma fortune, à l’exception de mes autres cent louis que je plaçai sur le Grand-livre quand les fonds furent à un taux si élevé, que j’eus à peine cinq cents francs de rente pour vivre, à l’âge de trente-quatre ans. J’obtins, par le crédit de Bordin, un emploi de huit cents francs d’appointements à la succursale du Mont-de-Piété, rue des Petits-Augustins. Je vécus alors bien modestement. Je me logeai rue des Marais, au troisième, dans un petit appartement composé de deux pièces et d’un cabinet, pour deux cent cinquante francs. J’allais dîner dans une pension bourgeoise, à quarante francs par mois. Je faisais le soir des écritures. Laid comme je suis et pauvre, je dus renoncer à me marier.

En entendant cet arrêt que le pauvre Alain portait sur lui-même avec une adorable résignation, Godefroid fit un mouvement qui prouva mieux qu’une confidence la parité de leurs destinées, et le bonhomme, en réponse à ce geste éloquent, eut l’air d’attendre un mot de son auditeur.

— Vous n’avez jamais été aimé ?… demanda Godefroid.

— Jamais ! reprit-il, excepté par Madame qui nous rend à tous