Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/497

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1815, encore m’a-t-il fallu dix-huit mois pour réaliser ma fortune, clore mes comptes et me faire payer. J’ai réussi, mon ami ! Quand j’ai reçu ta lettre, en 1806, je suis parti sur un vaisseau hollandais pour t’apporter moi-même une petite fortune ; mais la réunion de la Hollande à l’Empire Français m’a fait prendre par les Anglais, qui m’ont conduit à la Jamaïque, d’où je me suis échappé par hasard. De retour à New-York, je me suis trouvé victime de faillites, car, en mon absence, la pauvre Charlotte n’avait pas su se défier des intrigants. J’ai donc été forcé de recommencer l’édifice de ma fortune. Enfin, nous voici de retour. À la manière dont te regardent ces enfants, tu dois bien deviner qu’on leur a souvent parlé du bienfaiteur de la famille ! — Oh ! oui, monsieur, dit la belle madame Mongenod, nous n’avons pas passé un seul jour sans nous souvenir de vous. Votre part a été faite dans toutes les affaires. Nous avons aspiré tous au bonheur que nous avons en ce moment de vous offrir votre fortune, sans croire que cette dîme du seigneur puisse jamais acquitter la dette de la reconnaissance. En achevant ces mots, madame Mongenod me tendit cette magnifique cassette que vous voyez, dans laquelle se trouvaient cent cinquante billets de mille francs. — Tu as bien souffert, mon pauvre Alain, je le sais, mais nous devinions tes souffrances, et nous nous sommes épuisés en combinaisons pour te faire parvenir de l’argent sans y avoir pu réussir, reprit Mongenod. Tu n’as pas pu te marier, tu me l’as dit ; mais voici notre fille aînée, elle a été élevée dans l’idée de devenir ta femme, et a cinq cent mille francs de dot… — Dieu me garde de faire son malheur ! m’écriai-je vivement en contemplant une fille aussi belle que l’était sa mère à cet âge, et je l’attirai sur moi pour l’embrasser au front. — N’ayez pas peur, ma belle enfant ? lui dis-je. Un homme de cinquante ans à une fille de dix-sept ans ! et un homme aussi laid que je le suis ! m’écriai-je, jamais. — Monsieur, me dit-elle, le bienfaiteur de mon père ne sera jamais laid pour moi. Cette parole, dite spontanément et avec candeur, me fit comprendre que tout était vrai dans le récit de Mongenod ; je lui tendis alors la main, et nous nous embrassâmes de nouveau. — Mon ami, lui dis-je, j’ai des torts envers toi, car je t’ai souvent accusé, maudit… — Tu le devais, Alain, me répondit-il en rougissant ; tu souffrais, et par moi… Je tirai d’un carton le dossier Mongenod, et je lui rendis les pièces en acquittant sa lettre de change. — Vous allez déjeuner tous avec moi, dis-je à la famille. —