Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/504

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sans connaître quelques-unes des affreuses particularités de la vie de cette sainte femme. Il est des idées, des allusions, des paroles fatales qui sont complétement interdites dans cette maison, sous peine de rouvrir chez Madame des blessures dont les douleurs, une ou deux fois renouvelées, pourraient la tuer…

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Godefroid, qu’ai-je donc fait ?…

— Sans monsieur Joseph qui vous a coupé la parole en pressentant que vous alliez vous occuper du fatal instrument de mort, vous alliez foudroyer cette pauvre Madame… Il est temps que vous sachiez tout, car vous nous appartiendrez, nous en avons aujourd’hui tous la conviction.

— Madame de La Chanterie, dit-il après une pause, est issue d’une des premières familles de la Basse-Normandie. Elle est en son nom mademoiselle Barbe-Philiberte de Champignelles, d’une branche cadette de cette maison. Aussi fut-elle destinée à prendre le voile si son mariage ne pouvait se faire avec les renonciations d’usage à la légitime, comme cela se pratiquait chez les familles pauvres. Un sieur de La Chanterie, dont la famille était tombée dans une profonde obscurité, quoiqu’elle date de la croisade de Philippe-Auguste, voulut remonter au rang que lui méritait cette ancienneté dans la province de Normandie. Ce gentilhomme avait doublement dérogé, car il avait ramassé quelque trois cent mille écus dans les fournitures des armées du roi, lors de la guerre du Hanovre. Trop confiant dans de telles richesses, grossies par les rumeurs de la province, le fils menait à Paris une vie assez inquiétante pour un père de famille. Le mérite de mademoiselle de Champignelles obtenait quelque célébrité dans le Bessin. Le vieillard, dont le petit fief de La Chanterie se trouve entre Caen et Saint-Lô, entendit déplorer devant lui qu’une si parfaite demoiselle, si capable de rendre un homme heureux, allât finir ses jours dans un couvent ; et, sur un désir qu’il témoigna de rechercher cette demoiselle, on lui donna l’espoir d’obtenir des Champignelles, pourvu que ce fût sans dot, la main de mademoiselle Philiberte pour son fils. Il se rendit à Bayeux, il se ménagea quelques entrevues avec la famille de Champignelles, et fut séduit par les grandes qualités de la jeune personne. À seize ans, mademoiselle de Champignelles annonçait tout ce qu’elle devait être. On devinait en elle une piété solide, un bon sens inaltérable, une droiture inflexible, et l’une de ces âmes qui ne doivent jamais se détacher d’une affection, fût-elle ordonnée.