Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/506

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fille. Cette période, pendant laquelle une femme devait être l’objet d’un redoublement de tendresse, fut au contraire le commencement de malheurs inouïs. Le maître des requêtes fut obligé de vendre tous les biens dont il pouvait disposer pour payer d’anciennes dettes qu’il n’avait pas avouées, et de nouvelles dettes de jeu. Puis, l’Assemblée nationale prononça bientôt la dissolution du Grand-Conseil, du Parlement, de toutes les charges de justice, si chèrement achetées. Le jeune ménage, augmenté d’une fille, fut donc sans autres revenus que ceux des biens substitués et celui de la dot reconnue à madame de La Chanterie. En vingt mois, cette charmante femme, à l’âge de dix-sept ans et demi, se vit obligée de vivre, elle et la fille qu’elle nourrissait, du travail de ses mains, dans un obscur quartier où elle se retira. Elle se vit alors entièrement abandonnée de son mari, qui tomba de degrés en degrés dans la société des créatures de la plus mauvaise espèce. Jamais madame ne fit un reproche à son mari, jamais elle ne se donna le moindre tort. Elle nous a dit que, pendant ces mauvais jours, elle priait Dieu pour son cher Henri.

— Ce mauvais sujet s’appelait Henri, dit le bonhomme, c’est un nom à ne jamais prononcer, pas plus que celui d’Henriette. Je reprends.

— Ne quittant sa petite chambre de la rue de la Corderie-du-Temple que pour aller chercher sa subsistance ou son ouvrage, madame de La Chanterie suffisait à tout, grâce à cent livres par mois que son beau-père, touché de tant de vertu, lui faisait passer. Néanmoins, en prévoyant que cette ressource pourrait lui manquer, la pauvre jeune femme avait pris la dure profession de faiseuse de corsets, et travaillait pour une célèbre couturière. En effet, le vieux traitant mourut, et sa succession fut dévorée par son fils, à la faveur du renversement des lois de la monarchie. L’ancien maître des requêtes, devenu l’un des plus féroces présidents de tribunal révolutionnaire qui existât, fut la terreur de la Normandie et put ainsi satisfaire toutes ses passions. À son tour emprisonné lors de la chute de Roberspierre, la haine de son Département le vouait à une mort certaine. Madame de La Chanterie apprend par une lettre d’adieu le sort qui attend son mari. Aussitôt, après avoir confié sa petite fille à une voisine, elle se rend dans la ville où le misérable était détenu, munie de quelques louis qui composaient sa fortune ; ces louis lui servirent à