Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/507

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pénétrer dans la prison, elle réussit à faire sauver son mari, qu’elle habille avec ses vêtements à elle, dans des circonstances presque semblables à celles qui, plus tard, servirent si bien madame de Lavalette. Elle fut condamnée à mort, mais on eut honte de donner suite à cette vengeance, et le tribunal, jadis présidé par son mari, facilita sous main sa sortie de prison. Elle revint à Paris, à pied, sans secours, en couchant dans des fermes et souvent nourrie par charité.

— Mon Dieu ! s’écria Godefroid.

— Attendez !… reprit le bonhomme, ce n’est rien, En huit ans, la pauvre femme revit trois fois son mari. La première fois, monsieur resta deux fois vingt-quatre heures dans le modeste logement de sa femme, et il lui prit tout son argent en la comblant de marques de tendresse et lui faisant croire à une conversion complète : « J’étais, dit-elle, sans force contre un homme pour qui je priais tous les jours et qui occupait exclusivement ma pensée. » La seconde fois, monsieur de La Chanterie arriva mourant, et de quelle maladie !… elle le soigna, le sauva ; puis elle essaya de le rendre à des sentiments et à une vie convenables. Après avoir promis tout ce que cet ange demandait, le révolutionnaire se replongea dans d’effroyables désordres, et n’échappa même à l’action du Ministère Public qu’en venant se réfugier chez sa femme, où il mourut en sûreté.

— Oh ! ce n’est rien, s’écria le bonhomme en voyant l’étonnement peint sur la figure de Godefroid. Personne, dans le monde où il vivait, ne savait cet homme marié. Deux ans après la mort du misérable, madame de La Chanterie apprit qu’il existait une seconde madame de La Chanterie, veuve comme elle et comme elle ruinée. Ce bigame avait trouvé deux anges incapables de le trahir.

— Vers 1803, reprit monsieur Alain après une pause, monsieur de Boisfrelon, oncle de madame de La Chanterie, ayant été rayé de la liste des émigrés, vint à Paris et lui remit une somme de deux cent mille francs, que lui avait jadis confiée le vieux traitant, avec mission de la garder pour les enfants de sa nièce. Il engagea la veuve à revenir en Normandie, où elle acheva l’éducation de sa fille, et où, toujours conseillée par l’ancien magistrat, elle acheta, dans d’excellentes conditions, une terre patrimoniale.

— Ah ! s’écria Godefroid.

— Ce n’est rien encore, dit le bonhomme Alain, vous n’êtes pas arrivé aux ouragans. Je reprends. En 1807, après quatre années