Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/74

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moins difficile de vous mettre en liberté sans avoir rempli nos formalités et sans vous avoir adressé quelques questions… C’est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. À un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vérité n’est pas ici seulement un appel à votre conscience, mais encore une nécessité de votre position, ambiguë pour quelques instants. La vérité ne peut rien sur vous quelle qu’elle soit ; mais le mensonge vous enverrait en cour d’assises, et me forcerait à vous faire reconduire à la Conciergerie ; tandis qu’en répondant franchement à mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez réhabilité par cette nouvelle que publieront les journaux : « Monsieur de Rubempré, arrêté hier à Fontainebleau, a été sur-le-champ élargi après un très court interrogatoire. »

Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prévenu, le juge ajouta : — Je vous le répète, vous étiez soupçonné de complicité dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit ; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dépend de la succession, et vous êtes l’héritier ; il y a là malheureusement un crime. Ce crime a précédé la découverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu’une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s’est permis ce crime à votre profit… — Ne m’interrompez pas, dit Camusot en imposant par un geste silence à Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. Abandonnez le faux, le misérable point d’honneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vérité ?

On a dû déjà remarquer l’excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prévenus et les juges d’instruction. Certes la négation habilement maniée a pour elle l’absolu de sa forme et suffit à la défense du criminel ; mais c’est en quelque sorte une panoplie qui devient écrasante quand le stylet de l’interrogation y trouve un joint. Dès que la dénégation est insuffisante contre certains faits évidents, le prévenu se trouve entièrement à la discrétion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvé d’un premier naufrage de sa vertu, pourrait s’amender