Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/109

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cuper sans partage une telle âme prêta bientôt à toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où, cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pour agacer le marquis, et le moment actuel où elle pouvait le bouleverser d’un regard, il y avait la différence de l’univers mort à un vivant univers. De bons rires, de joyeuses coquetteries cachèrent une immense passion qui se présenta comme le malheur, en souriant. Dans les dispositions d’âme où se trouvait mademoiselle de Verneuil, la vie extérieure prit donc pour elle le caractère d’une fantasmagorie. La calèche passa par des villages, par des vallons, par des montagnes dont aucune image ne s’imprima dans sa mémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats de l’escorte changèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa toute une ville, et se remit en route ; mais les figures, les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes indistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel de diamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route de Fougères, sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changé d’aspect, sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni où elle allait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de son choix et par qui elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle, une chose possible. L’amour est la seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par des paroles, elle laissait échapper des phrases presque dénuées de sens, mais qui résonnaient dans le cœur de son amant comme des promesses de plaisir. Aux yeux des deux témoins de cette passion naissante, elle prenait une marche effrayante. Francine connaissait Marie aussi bien que l’étrangère connaissait le marquis, et cette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelque terrible dénoûment. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finir ce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans le savoir peut-être, nommé une tragédie.

Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors de Mayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait vers eux avec une excessive rapidité ; lorsqu’il atteignit la voiture, il se pencha pour y regarder mademoiselle de Verneuil, qui reconnut Corentin ; ce sinistre personnage se permit de lui adresser un signe d’intelligence dont la familiarité eut quelque chose de flétrissant pour elle, et il s’enfuit après l’avoir glacée par ce signe empreint de bassesse. L’inconnu parut désagréablement affecté de