Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/28

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siens, il plissa légèrement ses joues brunes marquées de petite- vérole, retroussa fortement sa lèvre droite, cligna des yeux, grimace toujours prise pour un sourire par ses soldats ; puis il frappa Gérard sur l’épaule en lui disant : — Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?

— Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, mon commandant ?

— La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse. L’Europe est toute contre nous, et cette fois elle a beau jeu. Pendant que les Directeurs se battent entre eux comme des chevaux sans avoine dans une écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement, ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abimés en Italie ! Oui, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suite des désastres de la Trébia, et Joubert vient de perdre la bataille de Novi. J’espère que Masséna gardera les défilés de la Suisse envahie par Suwarow. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. Le Directoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il les frontières ?… je le veux bien ; mais la coalition finira par nous écraser, et malheureusement le seul général qui puisse nous sauver est au diable, là-bas, en Égypte ! Comment reviendrait-il, au surplus ? l’Angleterre est maîtresse de la mer.

— L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant, répondit le jeune adjudant Gérard, chez qui une éducation soignée avait développé un esprit supérieur. Notre révolution s’arrêterait donc ? Ah ! nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France, nous avons une double mission. Ne devons-nous pas aussi conserver l’âme du pays, ces principes généreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j’espère de proche en proche ? La France est comme un voyageur chargé de porter une lumière, elle la garde d’une main et se défend de l’autre ; si vos nouvelles sont vraies, jamais, depuis dix ans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler. Doctrines et pays, tout est près de périr.


— Hélas oui ! dit en soupirant le commandant Hulot. Ces polichinelles de Directeurs ont su se brouiller avec tous les hommes qui pouvaient bien mener la barque, Bernadotte, Carnot, tout, jusqu’au citoyen Talleyrand, nous a quittés. Bref, il ne reste plus qu’un seul bon patriote, l’ami Fouché qui tient tout par la police ;