Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/293

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de sa femme en souriant à demi, comme s’il se fût endormi au milieu d’un baiser.

— Ah ! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d’un enfant ! Mais pouvait-il se défier de moi, de moi qui lui dois un bonheur sans nom ?

Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva de sourire. Il baisa la main qu’il tenait, et regarda cette malheureuse femme avec des yeux si étincelants, que, n’en pouvant soutenir le voluptueux éclat, elle déroula lentement ses larges paupières, comme pour s’interdire à elle-même une dangereuse contemplation ; mais en voilant ainsi le feu de ses regards, elle excitait si bien le désir en paraissant s’y refuser, que si elle n’avait pas eu de profondes terreurs à cacher, son mari aurait pu l’accuser d’une trop grande coquetterie. Ils relevèrent ensemble leurs têtes charmantes, et se firent mutuellement un signe de reconnaissance plein des plaisirs qu’ils avaient goûtés ; mais après un rapide examen du délicieux tableau que lui offrait la figure de sa femme, le marquis, attribuant à un sentiment de mélancolie les nuages répandus sur le front de Marie, lui dit d’une voix douce : — Pourquoi cette ombre de tristesse, mon amour ?

— Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que je t’aie mené ? demanda-t-elle en tremblant.

— Au bonheur.

— À la mort.

Et tressaillant d’horreur, elle s’élança hors du lit ; le marquis étonné la suivit, sa femme l’amena près de la fenêtre. Après un geste délirant qui lui échappa, Marie releva les rideaux de la croisée, et lui montra du doigt sur la place une vingtaine de soldats. La lune, avant dissipé le brouillard, éclairait de sa blanche lumière les habits, les fusils, l’impassible Corentin qui allait et venait comme un chacal attendant sa proie, et le commandant, les bras croisés, immobile, le nez en l’air, les lèvres retroussées, attentif et chagrin.

— Eh ! laissons-les, Marie, et reviens.

— Pourquoi ris-tu, Alphonse ? c’est moi qui les ai placés là.

— Tu rêves ?

— Non !

Ils se regardèrent un moment, le marquis devina tout, et la serrant dans ses bras : — Va ! je t’aime toujours, dit-il.