Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/320

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À cette demande la vieille leva la tête, regarda le soldat d’un air doucement goguenard, et répondit : — Si je les aime ! J’en ai déjà rendu trois, ajouta-t-elle en soupirant, je ne les garde que jusqu’à six ans.

— Mais où est le vôtre ?

— Je l’ai perdu.

— Quel âge avez-vous donc ? demanda Genestas pour détruire l’effet de sa précédente question.

— Trente-huit ans, monsieur. À la Saint-Jean prochaine, il y aura deux ans que mon homme est mort.

Elle achevait d’habiller le petit souffreteux, qui semblait la remercier par un regard pâle et tendre.

— Quelle vie d’abnégation et de travail ! pensa le cavalier.

Sous ce toit, digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance, s’accomplissaient gaiement et sans orgueil les devoirs les plus difficiles de la maternité. Quels cœurs ensevelis dans l’oubli le plus profond ! Quelle richesse et quelle pauvreté ! Les soldats, mieux que les autres hommes, savent apprécier ce qu’il y a de magnifique dans le sublime en sabots, dans l’Évangile en haillons. Ailleurs se trouve le Livre, le texte historié, brodé, découpé, couvert en moire, en tabis, en satin ; mais là certes était l’esprit du Livre. Il eût été impossible de ne pas croire à quelque religieuse intention du ciel, en voyant cette femme qui s’était faite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait, souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se trompait dans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait à être mère. À l’aspect de cette femme il fallait nécessairement admettre quelques sympathies entre les bons d’ici-bas et les intelligences d’en-haut ; aussi le commandant Genestas la regarda-t-il en hochant la tête.

— Monsieur Benassis est-il un bon médecin ? demanda-t-il enfin.

— Je ne sais pas, mon cher monsieur, mais il guérit les pauvres pour rien.

— Il paraît, reprit-il en se parlant à lui-même, que cet homme est décidément un homme.

— Oh ! oui, monsieur, et un brave homme ! aussi n’est-il guère de gens ici qui ne le mettent dans leurs prières du soir et du matin !

— Voilà pour vous, la mère, dit le soldat en lui donnant quelques pièces de monnaie. Et voici pour les enfants, reprit-il en