Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/387

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a frappé la Garde impériale. C’est des événements bien connus. Avoir soin de ses chevaux, souffrir quelque-fois la faim et la soif, se battre quand il faut, voilà toute la vie du soldat. N’est-ce pas simple comme bonjour ? Il y a des batailles qui pour nous autres sont tout entières dans un cheval déferré qui nous laisse dans l’embarras. En somme, j’ai vu tant de pays, que je me suis accoutumé à en voir, et j’ai vu tant de morts que j’ai fini par compter ma propre vie pour rien.

— Mais cependant vous avez dû être personnellement en péril pendant certains moments, et ces dangers particuliers seraient curieux racontés par vous.

— Peut-être, répondit le commandant.

— Eh ! bien, dites-moi ce qui vous a le plus ému. N’ayez pas peur, allez ! je ne croirai pas que vous manquiez de modestie quand même vous me diriez quelque trait d’héroïsme. Lorsqu’un homme est bien sûr d’être compris par ceux auxquels il se confie, ne doit-il pas éprouver une sorte de plaisir à dire : J’ai fait cela.

— Eh ! bien, je vais vous raconter une particularité qui me cause quelquefois des remords. Pendant les quinze années que nous nous sommes battus, il ne m’est pas arrivé une seule fois de tuer un homme hors le cas de légitime défense. Nous sommes en ligne, nous chargeons ; si nous ne renversons pas ceux qui sont devant nous, ils ne nous demandent pas permission pour nous saigner ; donc il faut tuer pour ne pas être démoli, la conscience est tranquille. Mais, mon cher monsieur, il m’est arrivé de casser les reins à un camarade dans une circonstance particulière. Par réflexion, la chose m’a fait de la peine, et la grimace de cet homme me revient quelquefois. Vous allez en juger ?… C’était pendant la retraite de Moscou. Nous avions plus l’air d’être un troupeau de bœufs harassés que d’être la Grande Armée. Adieu la discipline et les drapeaux ! chacun était son maître, et l’Empereur, on peut le dire, a su là où finissait son pouvoir. En arrivant à Studzianka, petit village au-dessus de la Bérézina, nous trouvâmes des granges, des cabanes à démolir, des pommes de terre enterrées et quelques betteraves. Depuis quelque temps nous n’avions rencontré ni maisons ni mangeaille, l’armée a fait bombance. Les premiers venus, comme vous pensez, ont tout mangé. Je suis arrivé un des derniers. Heureusement pour moi je n’avais faim que de sommeil.