Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/417

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labourer, je n’ai pas le cœur de passer ma vie à engraisser des volailles ; je ne puis ni me courber pour biner des légumes, ni fouailler l’air en conduisant une charrette, ni rester à frotter le dos d’un cheval dans une écurie ; il faut donc crever de faim ? Je ne vis bien que là-haut, dit-il après une pause en montrant les montagnes. J’y suis depuis huit jours, j’avais vu un chamois, et le chamois est là, dit-il en montrant le haut de la roche, il est à votre service ! Mon bon monsieur Benassis, laissez-moi mon fusil. Écoutez, foi de Butifer, je quitterai la Commune, et j’irai dans les Alpes, où les chasseurs de chamois ne me diront rien ; bien au contraire, ils me recevront avec plaisir, et j’y crèverai au fond de quelque glacier. Tenez, à parler franchement, j’aime mieux passer un an ou deux à vivre ainsi dans les hauts, sans rencontrer ni gouvernement, ni douanier, ni garde-champêtre, ni procureur du roi, que de croupir cent ans dans votre marécage. Il n’y a que vous que je regretterai, les autres me scient le dos ! Quand vous avez raison, au moins vous n’exterminez pas les gens.

— Et Louise ? lui dit Benassis.

Butifer resta pensif.

— Hé ! mon garçon, dit Genestas, apprends à lire, à écrire, viens à mon régiment, monte sur un cheval, fais-toi carabinier. Si une fois le boute-selle sonne pour une guerre un peu propre, tu verras que le bon Dieu t’a fait pour vivre au milieu des canons, des balles, des batailles, et tu deviendras général.

— Oui, si Napoléon était revenu, répondit Butifer.

— Tu connais nos conventions ? lui dit le médecin. À la seconde contravention, tu m’as promis de te faire soldat. Je te donne six mois pour apprendre à lire et à écrire ; puis je te trouverai quelques fils de famille à remplacer.

Butifer regarda les montagnes.

— Oh ! tu n’iras pas dans les Alpes, s’écria Benassis. Un homme comme toi, un homme d’honneur, plein de grandes qualités, doit servir son pays, commander une brigade, et non mourir à la queue d’un chamois. La vie que tu mènes te conduira droit au bagne. Tes travaux excessifs t’obligent à de longs repos ; à la longue, tu contracterais les habitudes d’une vie oisive qui détruirait en toi toute idée d’ordre, qui t’accoutumerait à abuser de ta force, à te faire justice toi-même, et je veux, malgré toi, te mettre dans le bon chemin.