Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/436

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écouter un récit de soldat ou quelque conte de paysan. Mais cachons-nous bien, si ces pauvres gens voient un étranger, ils font des façons et ne sont plus eux-mêmes.

— Eh ! mon cher hôte, dit Genestas, n’ai-je pas souvent fait semblant de dormir pour entendre mes cavaliers au bivouac ? Tenez, je n’ai jamais ri aux spectacles de Paris d’aussi bon cœur qu’au récit de la déroute de Moscou, racontée en farce par un vieux maréchal-des-logis à des conscrits qui avaient peur de la guerre. Il disait que l’armée française faisait dans ses draps, qu’on buvait tout à la glace, que les morts s’arrêtaient en chemin, qu’on avait vu la Russie blanche, qu’on étrillait les chevaux à coups de dents, que ceux qui aimaient à patiner s’étaient bien régalés, que les amateurs de gelées de viande en avaient eu leur soûl, que les femmes étaient généralement froides, et que la seule chose qui avait été sensiblement désagréable était de n’avoir pas eu d’eau chaude pour se raser. Enfin il débitait des gaudrioles si comiques ; qu’un vieux fourrier qui avait eu le nez gelé, et qu’on appelait Nezrestant, en riait lui-même.

— Chut, dit Benassis, nous voici arrivés, je passe le premier, suivez-moi.

Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir. Groupées par masses autour de trois ou quatre chandelles, quelques femmes cousaient, d’autres filaient, plusieurs restaient oisives, le cou tendu, la tête et les yeux tournés vers un vieux paysan qui racontait une histoire. La plupart des hommes se tenaient debout ou couchés sur des bottes de foin. Ces groupes profondément silencieux étaient à peine éclairés par les reflets vacillants des chandelles entourées de globes de verre pleins d’eau qui concentraient la lumière en rayons, dans la clarté desquelles se tenaient les travailleuses. L’étendue de la grange, dont le haut restait sombre et noir, affaiblissait encore ces lueurs qui coloraient inégalement les têtes en produisant de pittoresques effets de clair-obscur. Ici brillait le front brun et les yeux clairs d’une petite paysanne curieuse ; là, des bandes lumineuses découpaient les rudes fronts de quelques vieux hommes, et dessinaient fantasquement leurs vêtements usés ou décolorés. Tous ces gens attentifs, et divers dans leurs poses, exprimaient sur leurs physionomies immobiles l’entier abandon