Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/473

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l’amour conjugal autrement que ne le comprend la plupart des hommes, et je trouvais que sa beauté, que sa magnificence gît précisément en ces choses qui le font périr dans une foule de ménages. Je sentais vivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimement partagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus un obstacle à la perpétuité des sentiments. Mais où rencontrer des cœurs à battements assez parfaitement isochrones, passez-moi cette expression scientifique, pour arriver à cette union céleste ? s’il en existe, la nature ou le hasard les jettent à de si grandes distances, qu’ils ne peuvent se joindre, ils se connaissent trop tard ou sont trop tôt séparés par la mort. Cette fatalité doit avoir un sens, mais je ne l’ai jamais cherché. Je souffre trop de ma blessure pour l’étudier. Peut-être le bonheur parfait est-il un monstre qui ne perpétuerait pas notre espèce. Mon ardeur pour un mariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Je n’avais point d’amis. Pour moi le monde était désert. Il est en moi quelque chose qui s’oppose au doux phénomène de l’union des âmes. Quelques personnes m’ont recherché, mais rien ne les ramenait près de moi, quelques efforts que je fisse vers elles. Pour beaucoup d’hommes, j’ai fait taire ce que le monde appelle la supériorité ; je marchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais de leur rire, j’excusais les défauts de leur caractère ; si j’eusse obtenu la gloire, je la leur aurais vendue pour un peu d’affection. Ces hommes m’ont quitté sans regrets. Tout est piége et douleur à Paris pour les âmes qui veulent y chercher des sentiments vrais. Là où dans le monde se posaient mes pieds, le terrain se brûlait autour de moi. Pour les uns, ma complaisance était faiblesse, si je leur montrais les griffes de l’homme qui se sentait de force à manier un jour le pouvoir, j’étais méchant ; pour les autres, ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel plus tard nous avons presque honte de nous livrer, était un sujet de moquerie, je les amusais. De nos jours, le monde s’ennuie et veut néanmoins de la gravité dans les plus futiles discours. Horrible époque ! où l’on se courbe devant un homme poli, médiocre et froid que l’on hait, mais à qui l’on obéit. J’ai découvert plus tard les raisons de ces inconséquences apparentes. La médiocrité, monsieur, suffit à toutes les heures de la vie ; elle est le vêtement journalier de la société ; tout ce qui sort de l’ombre douce projetée par les gens médiocres est quelque chose de trop éclatant ; le génie, l’originalité, sont des bijoux que l’on serre et que l’on garde pour s’en pa-