Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/567

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bitude, elle entendit nécessairement la discussion de ses amis.

— Si mon pauvre père vivait encore, leur dit-elle, nous en aurions su davantage ou peut-être cet homme ne serait-il pas devenu criminel. Mais je vous vois tous préoccupés d’une idée singulière. Vous voulez que l’amour soit le principe du crime, là-dessus je suis de votre avis ; mais pourquoi croyez-vous que l’inconnue est mariée, ne peut-il pas avoir aimé une jeune fille que le père et la mère lui auraient refusée ?

— Une jeune personne eût été plus tard légitimement à lui, répondit monsieur de Grandville. Tascheron est un homme qui ne manque pas de patience, il aurait eu le temps de faire loyalement fortune en attendant le moment où toute fille est libre de se marier contre la volonté de ses parents.

— J’ignorais, dit madame Graslin qu’un pareil mariage fût possible ; mais comment dans une ville où tout se sait, où chacun voit ce qui se passe chez son voisin, n’a-t-on pas le plus léger soupçon ? Pour aimer, il faut au moins se voir ou s’être vus ? Que pensez-vous, vous autres magistrats ! demanda-t-elle en plongeant un regard fixe dans les yeux de l’Avocat-général.

— Nous croyons tous que la femme appartient à la classe de la bourgeoisie ou du commerce.

— Je pense le contraire, dit madame Graslin. Une femme de ce genre n’a pas les sentiments assez élevés.

Cette réponse concentra les regards de tout le monde sur Véronique et chacun attendit l’explication de cette parole paradoxale.

— Pendant les heures de nuit que je passe sans sommeil ou le jour dans mon lit il m’a été impossible de ne pas penser à cette mystérieuse affaire et j’ai cru deviner les motifs de Tascheron. Voilà pourquoi je pensais à une jeune fille. Une femme mariée a des intérêts sinon des sentiments qui partagent son cœur et l’empêchent d’arriver à l’exaltation complète qui inspire une si grande passion. Il faut ne pas avoir d’enfant pour concevoir un amour qui réunisse les sentiments maternels à ceux qui procèdent du désir. Évidemment cet homme a été aimé par une femme qui voulait être son soutien. L’inconnue aura porté dans sa passion le génie auquel nous devons les belles œuvres des artistes, des poëtes et qui chez la femme existe mais sous une autre forme, elle est destinée à créer des hommes et non des choses. Nos œuvres, à nous, c’est nos enfants ! Nos enfants sont nos tableaux, nos livres, nos statues. Ne