Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/656

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mariaient en cet endroit à la montagne par cette côte aride, parallèle à la chaîne de la Roche-Vive. Le curé manifestait une joie d’enfant au retour de cette promenade ; il voyait avec la naïveté d’un poëte la prospérité de son cher village. Le poëte n’est-il pas l’homme qui réalise ses espérances avant le temps ? Monsieur Bonnet fauchait ses foins, en montrant du haut de la terrasse la plaine encore inculte.

Le lendemain Farrabesche et son fils vinrent chargés de gibier. Le garde apportait pour Francis Graslin une tasse en coco sculpté, vrai chef-d’œuvre qui représentait une bataille. Madame Graslin se promenait en ce moment sur sa terrasse, elle était du côté qui avait vue sur les Tascherons. Elle s’assit alors sur un banc, prit la tasse et regarda longtemps cet ouvrage de fée. Quelques larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous avez dû beaucoup souffrir, dit-elle à Farrabesche après un long moment de silence.

— Que faire, madame, répondit-il, quand on se trouve là sans avoir la pensée de s’enfuir qui soutient la vie de presque tous les condamnés.

— C’est une horrible vie, dit-elle avec un accent plaintif en invitant et du geste et du regard Farrabesche à parler.

Farrabesche prit pour un violent intérêt de curiosité compatissante le tremblement convulsif et tous les signes d’émotion qu’il vit chez madame Graslin. En ce moment, la Sauviat se montra dans une allée, et paraissait vouloir venir ; mais Véronique tira son mouchoir, fit avec un signe négatif, et dit avec une vivacité qu’elle n’avait jamais montrée à la vieille Auvergnate : — Laissez-moi, ma mère !

— Madame, reprit Farrabesche, pendant dix ans, j’ai porté, dit-il en montrant sa jambe, une chaîne attachée par un gros anneau de fer, et qui me liait à un autre homme. Durant mon temps, j’ai été forcé de vivre avec trois condamnés. J’ai couché sur un lit de camp en bois. Il a fallu travailler extraordinairement pour me procurer un petit matelas, appelé serpentin. Chaque salle contient huit cents hommes. Chacun des lits qui y sont, et qu’on nomme des tolards, reçoit vingt-quatre hommes tous attachés deux à deux. Chaque soir et chaque matin, on passe la chaîne de chaque couple dans une grande chaîne appelée le filet de ramas. Ce filet maintient tous les couples par les pieds, et borde le tolard. Après deux