Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/657

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ans, je n’étais pas encore habitué au bruit de cette ferraille, qui vous répète à tous moments : — Tu es au bagne ! Si l’on s’endort pendant un moment, quelque mauvais compagnon se remue ou se dispute, et vous rappelle où vous êtes. Il y a un apprentissage à faire, rien que pour savoir dormir. Enfin, je n’ai connu le sommeil qu’en arrivant au bout de mes forces par une fatigue excessive. Quand j’ai pu dormir, j’ai du moins eu les nuits pour oublier. Là, c’est quelque chose, madame, que l’oubli ! Dans les plus petites choses, un homme, une fois là, doit apprendre à satisfaire ses besoins de la manière fixée par le plus impitoyable règlement. Jugez, madame, quel effet cette vie produisait sur un garçon comme moi qui avais vécu dans les bois, à la façon des chevreuils et des oiseaux ! Si je n’avais pas durant six mois mangé mon pain entre les quatre murs d’une prison, malgré les belles paroles de monsieur Bonnet, qui, je peux le dire, a été le père de mon âme, ah ! je me serais jeté dans la mer en voyant mes compagnons. Au grand air, j’allais encore ; mais, une fois dans la salle, soit pour dormir, soit pour manger, car on y mange dans des baquets, et chaque baquet est préparé pour trois couples, je ne vivais plus, les atroces visages et le langage de mes compagnons m’ont toujours été insupportables. Heureusement, dès cinq heures en été, dès sept heures et demie en hiver, nous allions, malgré le vent, le froid, le chaud ou la pluie, à la fatigue, c’est-à-dire au travail. La plus grande partie de cette vie se passe en plein air, et l’air semble bien bon quand on sort d’une salle où grouillent huit cents condamnés. Cet air, songez-y bien, est l’air de la mer. On jouit des brises, on s’entend avec le soleil, on s’intéresse aux nuages qui passent, on espère la beauté du jour. Moi je m’intéressais à mon travail.

Farrabesche s’arrêta, deux grosses larmes roulaient sur les joues de Véronique.

— Oh ! madame, je ne vous ai dit que les roses de cette existence, s’écria-t-il en prenant pour lui l’expression du visage de madame Graslin. Les terribles précautions adoptées par le gouvernement, l’inquisition constante exercée par les argousins, la visite des fers, soir et matin, les aliments grossiers, les vêtements hideux qui vous humilient à tout instant, la gêne pendant le sommeil, le bruit horrible de quatre cents doubles chaînes dans une salle sonore, la perspective d’être fusillés et mitraillés, s’il plaisait à six mauvais sujets de se révolter, ces conditions terribles ne sont