Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/70

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elle regarda l’inconnu qui gagnait l’écurie d’un pas traînant. Avant d’y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l’auberge, et, de là, sur la malle, comme s’il voulait faire part à un ami de quelque importante observation relative à cette voiture. Malgré les peaux de biques, et grâce à ce mouvement qui lui permit de distinguer le visage de cet homme, Francine reconnut alors à son énorme fouet et à sa démarche rampante, quoique agile dans l’occasion, le Chouan surnommé Marche-à-terre ; elle l’examina, mais indistinctement, à travers l’obscurité de l’écurie où il se coucha dans la paille en prenant une position d’où il pouvait observer tout ce qui se passerait dans l’auberge. Marche-à-terre était ramassé de telle sorte que, de loin comme de près, l’espion le plus rusé l’aurait facilement pris pour un de ces gros chiens de roulier, tapis en rond et qui dorment, la gueule placée sur leurs pattes. La conduite de Marche-à-terre prouvait à Francine que le Chouan ne l’avait pas reconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait sa maîtresse, elle ne sut pas si elle devait s’en applaudir ou s’en chagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entre l’observation menaçante du Chouan et l’offre de l’hôte, assez commune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deux moutures du sac, piqua sa curiosité ; elle quitta la vitre crasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dans l’obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, se retourna vers l’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’un homme qui a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre pour revenir en arrière. Le geste du Chouan avait pétrifié ce pauvre homme. Personne, dans l’Ouest, n’ignorait les cruels raffinements des supplices par lesquels les Chasseurs du Roi punissaient les gens soupçonnés seulement d’indiscrétion, aussi l’hôte croyait-il déjà sentir leurs couteaux sur son cou. Le chef regardait avec terreur l’âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds de leurs dénonciateurs. La grosse petite femme tenait un couteau de cuisine d’une main, de l’autre une pomme de terre à moitié coupée, et contemplait son mari d’un air hébété. Enfin le marmiton cherchait le secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse terreur. La curiosité de Francine s’anima naturellement à cette scène muette, dont l’acteur principal était vu par tous, quoique absent. La jeune fille fut flattée de la terrible puissance du Chouan, et encore qu’il n’entrât guère dans son humble caractère de faire des malices de femme de chambre, elle était