Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/718

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olivâtre des plantes sans soleil, offrait alors des lignes maigres sans sécheresse, et portait les traces des grandes souffrances physiques produites par les douleurs morales. Elle combattait l’âme par le corps, et réciproquement. Elle était si complétement détruite, qu’elle ne se ressemblait à elle-même que comme une vieille femme ressemble à son portrait de jeune fille. L’expression ardente de ses yeux annonçait l’empire despotique exercé par une volonté chrétienne sur le corps réduit à ce que la religion veut qu’il soit. Chez cette femme, l’âme entraînait la chair comme l’Achille de la poésie profane avait traîné Hector, elle la roulait victorieusement dans les chemins pierreux de la vie, elle l’avait fait tourner pendant quinze années autour de la Jérusalem céleste où elle espérait entrer, non par supercherie, mais au milieu d’acclamations triomphales. Jamais aucun des solitaires qui vécurent dans les secs et arides déserts africains ne fut plus maître de ses sens que ne l’était Véronique au milieu de ce magnifique château, dans ce pays opulent aux vues molles et voluptueuses, sous le manteau protecteur de cette immense forêt d’où la science, héritière du bâton de Moïse, avait fait jaillir l’abondance, la prospérité, le bonheur pour toute une contrée. Elle contemplait les résultats de douze ans de patience, œuvre qui eût fait l’orgueil d’un homme supérieur, avec la douce modestie que le pinceau du Panormo a mise sur le sublime visage de sa Chasteté chrétienne caressant la céleste licorne. La religieuse châtelaine, dont le silence était respecté par ses deux compagnons en lui voyant les yeux arrêtés sur les immenses plaines autrefois arides et maintenant fécondes, allait les bras croisés, les yeux fixés à l’horizon sur la route.

Tout à coup, elle s’arrêta à deux pas de sa mère, qui la contemplait comme la mère du Christ a dû regarder son fils en croix, elle leva la main, et montra l’embranchement du chemin de Montégnac sur la grande route.

— Voyez-vous, dit-elle en souriant, cette calèche attelée de quatre chevaux de poste ? voilà monsieur Roubaud qui revient. Nous saurons bientôt combien il me reste d’heures à vivre.

— D’heures ! dit Gérard.

— Ne vous ai-je pas dit que je faisais ma dernière promenade ? répliqua-t-elle à Gérard. Ne suis-je pas venue pour contempler une dernière fois ce beau spectacle dans toute sa splendeur ? Elle montra tour à tour le bourg, dont en ce moment la population entière était