Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/89

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plus ardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuil rentra, le jeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreint de douce moquerie. Quelque incertain que parût l’avenir, quelque éphémère que fût leur union, les prophéties de cet espoir n’en étaient que plus caressantes. Quoique rapide, ce regard ne put échapper à l’œil sagace de madame du Gua, qui le comprit : aussitôt, son front se contracta légèrement, et sa physionomie ne put entièrement cacher de jalouses pensées. Francine observait cette femme ; elle en vit les yeux briller, les joues s’animer ; elle crut apercevoir un esprit infernal animer ce visage en proie à quelque révolution terrible ; mais l’éclair n’est pas plus vif, ni la mort plus prompte que ne le fut cette expression passagère ; madame du Gua reprit son air enjoué, avec un tel aplomb que Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, en reconnaissant chez cette femme une violence au moins égale à celle de mademoiselle de Verneuil, elle frémit en prévoyant les terribles chocs qui devaient survenir entre deux esprits de cette trempe, et frissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil allant vers le jeune officier, lui jetant un de ces regards passionnés qui enivrent, lui prenant les deux mains, l’attirant à elle et le menant au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.

— Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle en cherchant à lire dans ses yeux, vous n’êtes pas le citoyen du Gua Saint-Cyr.

— Si, mademoiselle.

— Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier.

— J’en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu’il en soit, je ne vous en ai pas moins une obligation pour laquelle je vous conserverai toujours une grande reconnaissance, et je voudrais être à même de vous la témoigner.

— J’ai cru sauver un émigré, mais je vous aime mieux républicain.

À ces mots, échappés de ses lèvres comme par étourderie, elle devint confuse ; ses yeux semblèrent rougir, et il n’y eut plus dans sa contenance qu’une délicieuse naïveté de sentiment ; elle quitta mollement les mains de l’officier, poussée non par la honte de les avoir pressées, mais par une pensée trop lourde à porter dans son cœur, et elle le laissa ivre d’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloir à elle seule de cette liberté, autorisée peut-être par ces fugitives aventures de voyage ; elle reprit son attitude de convention, salua ses deux compagnons de voyage et disparut avec Francine.