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MELMOTH RÉCONCILIÉ.

romain, et s’y plongea désespérément comme Balthazar à son dernier festin. Mais, comme Balthazar, il vit distinctement une main pleine de lumière qui lui traça son arrêt au milieu de ses joies, non pas sur les murs étroits d’une salle, mais sur les parois immenses où se dessine l’arc-en-ciel. Son festin ne fut pas en effet une orgie circonscrite aux bornes d’un banquet, ce fut une dissipation de toutes les forces et de toutes les jouissances. La table était en quelque sorte la terre même qu’il sentait trembler sous ses pieds. Ce fut la dernière fête d’un dissipateur qui ne ménage plus rien. En puisant à pleines mains dans le trésor des voluptés humaines dont la clef lui avait été remise par le Démon, il en atteignit promptement le fond. Cette énorme puissance, en un instant appréhendée, fut en un instant exercée, jugée, usée. Ce qui était tout, ne fut rien. Il arrive souvent que la possession tue les plus immenses poèmes du désir, aux rêves duquel l’objet possédé répond rarement. Ce triste dénoûment de quelques passions était celui que cachait l’omnipotence de Melmoth. L’inanité de la nature humaine fut soudain révélée à son successeur, auquel la suprême puissance apporta le néant pour dot. Afin de bien comprendre la situation bizarre dans laquelle se trouva Castanier, il faudrait pouvoir en apprécier par la pensée les rapides révolutions, et concevoir combien elles eurent peu de durée, ce dont il est difficile de donner une idée à ceux qui restent emprisonnés par les lois du temps, de l’espace et des distances. Ses facultés agrandies avaient changé les rapports qui existaient auparavant entre le monde et lui. Comme Melmoth, Castanier pouvait en quelques instants être dans les riantes vallées de l’Hindoustan, passer sur les ailes des démons à travers les déserts de l’Afrique, et glisser sur les mers. De même que sa lucidité lui faisait tout pénétrer à l’instant où sa vue se portait sur un objet matériel ou dans la pensée d’autrui, de même sa langue happait pour ainsi dire toutes les saveurs d’un coup. Son plaisir ressemblait au coup de hache du despotisme, qui abat l’arbre pour en avoir les fruits. Les transitions, les alternatives qui mesurent la joie, la souffrance, et varient toutes les jouissances humaines, n’existaient plus pour lui. Son palais, devenu sensitif outre mesure, s’était blasé tout à coup en se rassasiant de tout. Les femmes et la bonne chère furent deux plaisirs si complétement assouvis, du moment où il put les goûter de manière à se trouver au delà du plaisir, qu’il n’eut plus envie ni de manger, ni d’aimer.