Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/486

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le vieillard jusqu’à la porte de sa maison, où se trouvaient Félicie et ses enfants, Jean, Marguerite et Gabriel qui, prévenu par sa sœur, était arrivé de Cambrai avec sa femme. Ce fut un spectacle affreux que celui de l’entrée de ce vieillard qui se débattait moins contre la mort que contre l’effroi de voir ses enfants pénétrant le secret de sa misère. Aussitôt un lit fut dressé au milieu du parloir, les secours furent prodigués à Balthazar dont la situation permit, vers la fin de la journée, de concevoir quelques espérances pour sa conservation. La paralysie, quoique habilement combattue, le laissa néanmoins assez longtemps dans un état voisin de l’enfance. Quand la paralysie eut cessé par degrés, elle resta sur la langue qu’elle avait spécialement affectée, peut-être parce que la colère y avait porté toutes les forces du vieillard au moment où il voulut apostropher les enfants.

Cette scène avait allumé dans la ville une indignation générale. Par une loi, jusqu’alors inconnue, qui dirige les affections des masses, cet événement ramena tous les esprits à M. Claës. En un moment il devint un grand homme, il excita l’admiration et obtint tous les sentiments qu’on lui refusait la veille. Chacun vanta sa patience, sa volonté, son courage, son génie. Les magistrats voulurent sévir contre ceux qui avaient participé à cet attentat ; mais le mal était fait. La famille Claës demanda la première que cette affaire fût assoupie. Marguerite avait ordonné de meubler le parloir, dont les parois nues furent bientôt tendues de soie.

Quand, quelques jours après cet événement, le vieux père eut recouvré ses facultés, et qu’il se retrouva dans une sphère élégante, environné de tout ce qui était nécessaire à la vie heureuse, il fit entendre que sa fille Marguerite devait être venue, au moment même où elle rentrait au parloir ; en la voyant, Balthazar rougit, ses yeux se mouillèrent sans qu’il en sortît des larmes. Il put presser de ses doigts froids la main de sa fille, et mit dans cette pression tous les sentiments et toutes les idées qu’il ne pouvait plus exprimer. Ce fut quelque chose de saint et de solennel, l’adieu du cerveau qui vivait encore, du cœur que la reconnaissance ranimait. Épuisé par ses tentatives infructueuses, lassé par sa lutte avec un problème gigantesque et désespéré peut-être de l’incognito qui attendait sa mémoire, ce géant allait bientôt cesser de vivre ; ses enfants l’entouraient avec un sentiment respectueux, en sorte que ses yeux purent être récréés par les images de l’abondance,