tre ou cinq rangées de causeurs ; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre ; malgré tous ces obstacles, par un privilége accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace et le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, je savais celui des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu les cartes ; enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant moi tout à coup, je compris alors cette parole de l’écriture : L’esprit de Dieu passa devant sa face ! J’avais gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi. Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Je fus soupçonné par des yeux inquiets, je pâlis et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front. Le crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors d’une voix certainement angélique : « Tous ces messieurs avaient mis, » et paya les quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphants sur les joueurs. Après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne jouai plus. — Que faisiez-vous au jeu ! me dit mon père en entrant dans le fiacre. — Je regardais, répondis-je en tremblant. — Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse… Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta l’or, se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative : — Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, ne fût-ce que pour vous
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