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LA PEAU DE CHAGRIN

longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans l’impossibilité de penser ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture le nom de Fœdora retentissait en moi comme un son que l’on entend dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez honorables ; puis de toute ma fortune il me restait environ trente francs, que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la barrière épineuse d’une recherche et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je poursuis mon trésor à travers un océan de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses : ils mangèrent le pain de tout un mois. Hélas ! nous ne manquons jamais d’argent pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires. Nous jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le payement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous ! Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité. Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de ma métamorphose et m’en plaisanta ; mais, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante ; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. — Tu connais mes engagements, me dit-il, et tu sais combien je perdrais à changer d’amour. En observant Fœdora j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être justes. En pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune ; ainsi prends garde à tout ce que tu lui diras : elle a une mémoire cruelle, elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, elle saurait deviner le moment où il dit vrai ; entre nous, je crois que son mariage n’est pas reconnu par l’empereur, car l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire quand je lui ai parlé d’elle. Il ne la reçoit pas, et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois. Néanmoins elle est de la société de madame de Sérisy, va chez mesdames de Nucingen et de Restaud. En France sa réputation est intacte ; la duchesse de Carigliano, la maréchale la plus collet-monté de toute la coterie bonapartiste, va souvent passer