Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/12

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Aussitôt les chevaux furent commandés, et la Cataneo partit à l’instant pour Venise, afin d’assister à l’ouverture de la saison d’hiver. Par une belle soirée du mois de novembre, le nouveau prince de Varèse traversait donc la lagune de Mestre à Venise, entre la ligne de poteaux aux couleurs autrichiennes qui marque la route concédée par la douane aux gondoles. Tout en regardant la gondole de la Cataneo menée par des laquais en livrée, et qui sillonnait la mer à une portée de fusil en avant de lui, le pauvre Emilio, conduit par un vieux gondolier qui avait conduit son père au temps où Venise vivait encore, ne pouvait repousser les amères réflexions que lui suggérait l’investiture de son titre.

« Quelle raillerie de la fortune ! Etre prince et avoir quinze cents francs de rente. Posséder l’un des plus beaux palais du monde, et ne pouvoir disposer des marbres, des escaliers, des peintures, des sculptures, qu’un décret autrichien venait de rendre inaliénables ! Vivre sur un pilotis en bois de Campêche estimé prés d’un million et ne pas avoir de mobilier ! Etre le maître de galeries somptueuses, et habiter une chambre au-dessus de la dernière frise arabesque bâtie avec des marbres rapportés de la Morée, que déjà, sous les Romains, un Memmius avait parcourue en conquérant ! Voir dans une des plus magnifiques églises de Venise ses ancêtres sculptés sur leurs tombeaux en marbres précieux, au milieu d’une chapelle ornée des peintures de Titien, de Tintoret, des deux Palma, de Bellini, de Paul Véronèse, et ne pouvoir vendre à l’Angleterre un Memmi de marbre pour donner du pain au prince de Varèse ! Genovese, le fameux ténor, aura, dans une saison, pour ses roulades, le capital de la rente avec laquelle vivrait heureux un fils des Memmius, sénateurs romains, aussi anciens que les César et les Sylla. Genovese peut fumer un houka des lndes, et le prince de Varèse ne peut consumer des cigares à discrétion ! »

Et il jeta le bout de son cigare dans la mer. Le prince de Varèse trouve ses cigares chez la Cataneo, à laquelle il voudrait apporter les richesses du monde ; la duchesse étudiait tous ses caprices, heureuse de les satisfaire ! Il fallait y faire son seul repas, le souper, car son argent passait à son habillement et à son entrée à la Fenice. Encore était-il obligé de prélever cent francs par an pour le vieux gondolier de son père, qui, pour le mener à ce prix, ne vivait que de riz. Enfin, il fallait aussi pouvoir payer les tasses de café noir que tous les matins il prenait au café Florian pour se soutenir jusqu’au soir