Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/13

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dans une excitation nerveuse, sur l’abus de laquelle il comptait pour mourir, comme Vendramin comptait, lui, sur l’opium.

— Et je suis prince ! En se disant ce dernier mot, Emilio Memmi jeta, sans l’achever, la lettre de Marco Vendramini dans la lagune, où elle flotta comme un esquif de papier lancé par un enfant. -- Mais Emilio, reprit-il, n’a que vingt-trois ans. Il vaut mieux ainsi que lord Wellington goutteux, que le régent paralytique, que la famille impériale d’Autriche attaquée du haut mal, que le roi de France…Mais en pensant au roi de France, le front d’Emilio se plissa, son teint d’ivoire jaunit, des larmes roulèrent dans ses yeux noirs, humectèrent ses longs cils ; il souleva d’une main digne d’être peinte par Titien son épaisse chevelure brune, et reporta son regard sur la gondole de la Cataneo.

— La raillerie que se permet le sort envers moi se rencontre encore dans mon amour, se dit-il. Mon cœur et mon imagination sont pleins de trésors, Massimilla les ignore ; elle est Florentine, elle m’abandonnera. Etre glacé près d’elle lorsque sa voix et son regard développent en moi des sensations célestes ! En voyant sa gondole à quelque cent palmes de la mienne, il me semble qu’on me place un fer chaud dans le cœur. Un fluide invisible coule dans mes nerfs et les embrase, un nuage se répand sur mes yeux, l’air me semble avoir la couleur qu’il avait à Rivalta, quand le jour passait à travers un store de soie rouge, et que, sans qu’elle me vît, je l’admirais rêveuse et souriant avec finesse, comme la Monna Lisa de Léonardo. Ou mon altesse finira par un coup de pistolet, ou le fils des Cane suivra le conseil de son vieux Carmagnola : nous nous ferons matelots, pirates, et nous nous amuserons à voir combien de temps nous vivrons avant d’être pendus !

Le prince prit un nouveau cigare et contempla les arabesques de sa fumée livrée au vent, comme pour voir dans leurs caprices une répétition de sa dernière pensée. De loin, il distinguait déjà les pointes mauresques des ornements qui couronnaient son palais ; il redevint triste. La gondole de la duchesse avait disparu dans le Canareggio. Les fantaisies d’une vie romanesque et périlleuse, prise comme dénoûment de son amour, s’éteignirent avec son cigare, et la gondole de son amie ne lui marqua plus son chemin. Il vit alors le présent tel qu’il était : un palais sans âme, une âme sans action sur le corps, une principauté sans argent, un corps vide et un cœur plein, mille antithèses désespérantes. L’infortuné pleurait