Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/131

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— Comment allez-vous faire pour vivre ? dit la fille. La route vous a tuée et…

— Et vieillie, dit Marianna. Non, ce n’est ni la fatigue, ni la misère, mais le chagrin.

— Ah çà ! pourquoi n’avez-vous rien envoyé à votre homme, lui demanda la fille.

Marianna ne répondit que par un coup d’œil, et la fille en fut atteinte au cœur.

— Elle est fière, excusez du peu ! s’écria-t-elle. A quoi ça lui sert-il, dit-elle à l’oreille de Giardini.

Dans cette année, les artistes furent pleins de précautions pour leurs instruments, les raccommodages ne suffirent pas à défrayer ce pauvre ménage ; la femme ne gagna pas non plus grand’chose avec son aiguille, et les deux époux durent se résigner à utiliser leurs talents dans la plus basse de toutes les sphères. Tous deux sortaient le soir à la brune et allaient aux Champs-Elysées y chanter des duos que Gambara, le pauvre homme ! accompagnait sur une méchante guitare. En chemin, sa femme, qui pour ces expéditions mettait sur sa tête un méchant voile de mousseline, conduisait son mari chez un épicier du faubourg Saint-Honoré, lui faisait boire quelques petits verres d’eau-de-vie et le grisait, autrement il eût fait de la mauvaise musique. Tous deux se plaçaient devant le beau monde assis sur des chaises, et l’un des plus grands génies de ce temps, l’Orphée inconnu de la musique moderne, exécutait des fragments de ses partitions, et ces morceaux étaient si remarquables, qu’ils arrachaient quelques sous à l’indolence parisienne. Quand un dilettante des Bouffons, assis là par hasard, ne reconnaissait pas de quel opéra ces morceaux étaient tirés, il interrogeait la femme habillée en prêtresse grecque qui lui tendait un rond à bouteille en vieux moiré métallique où elle recueillait les aumônes.

— Ma chère, où prenez-vous cette musique ?

— Dans l’opéra de Mahomet, répondait Marianna.

Comme Rossini a composé un Mahomet II, le dilettante disait alors à la femme qui l’accompagnait : -- Quel dommage que l’on ne veuille pas nous donner aux Italiens les opéras de Rossini que nous ne connaissons pas ! car voilà, certes, de la belle musique.

Gambara souriait.

Il y a quelques jours, il s’agissait de payer la misérable somme