Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/143

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

mées sur l’épitoge de son père. Au milieu du silence et de la nuit, les yeux fixés sur les courtines de moire qu’elle ne voyait plus, oubliant et l’orage et son mari, la comtesse osa se rappeler comment, après bien des jours qui lui semblèrent aussi longs que des années, tant pleins ils furent, le jardin entouré de vieux murs noirs et le noir hôtel de son père lui parurent dorés et lumineux. Elle aimait, elle était aimée ! Comment, craignant les regards sévères de sa mère, elle s’était glissée un matin dans le cabinet de son père pour lui faire ses jeunes confidences, après s’être assise sur lui et s’être permis des espiègleries qui avaient attiré le sourire aux lèvres de l’éloquent magistrat, sourire qu’elle attendait pour lui dire : « — Me gronderez-vous, si je vous dis quelque chose ? » Elle croyait entendre encore son père lui disant après un interrogatoire où, pour la première fois, elle parlait de son amour : « — Eh ! bien, mon enfant, nous verrons. S’il étudie bien, s’il veut me succéder, s’il continue à te plaire, je me mettrai de ta conspiration ! » Elle n’avait plus rien écouté, elle avait baisé son père et renversé les paperasses pour courir au grand tilleul où, tous les matins avant le lever de sa redoutable mère, elle rencontrait le gentil George de Chaverny ! Le courtisan promettait de dévorer les lois et les coutumes, il quittait les riches ajustements de la noblesse d’épée pour prendre le sévère costume des magistrats. « — Je t’aime bien mieux vêtu de noir, » lui disait-elle. Elle mentait, mais ce mensonge avait rendu son bien-aimé moins triste d’avoir jeté la dague aux champs. Le souvenir des ruses employées pour tromper sa mère dont la sévérité semblait grande, lui rendirent les joies fécondes d’un amour innocent, permis et partagé. C’était quelque rendez-vous sous les tilleuls, où la parole était plus libre sans témoins ; les furtives étreintes et les baisers surpris, enfin tous les naïfs à-comptes de la passion qui ne dépasse point les bornes de la modestie. Revivant comme en songe dans ces délicieuses journées où elle s’accusait d’avoir eu trop de bonheur, elle osa baiser dans le vide cette jeune figure aux regards enflammés, et cette bouche vermeille qui lui parla si bien d’amour. Elle avait aimé Chaverny pauvre en apparence ; mais combien de trésors n’avait-elle pas découverts dans cette âme aussi douce qu’elle était forte ! Tout à coup meurt le président, Chaverny ne lui succède pas, la guerre civile survient flamboyante. Par les soins de leur cousin, elle et sa mère trouvent un asile secret dans une petite ville de la Basse-Norman-