Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/160

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Si madame la comtesse, ajouta le rebouteur, sent quoi que ce soit d’étrange sur la langue, une saveur piquante, amère, forte, salée, tout ce qui étonne le goût enfin, rejetez l’aliment. Que les vêtements de l’enfant soient lavés devant vous, et gardez la clef du bahut où ils seront. Enfin, quoi qu’il lui arrive, mandez-moi, je viendrai.

Les enseignements du rebouteur se gravèrent dans le cœur de Jeanne, qui le pria de compter sur elle comme sur une personne dont il pouvait disposer ; Beauvouloir lui dit alors qu’elle tenait entre ses mains tout son bonheur.

Il raconta succinctement à la comtesse comment le seigneur d’Hérouville, faute de belles et de nobles amies qui voulussent de lui à la cour, avait aimé dans sa jeunesse une courtisane surnommée la Belle Romaine, et qui précédemment appartenait au cardinal de Lorraine. Bientôt abandonnée, la Belle Romaine était venue à Rouen pour solliciter de plus près le comte en faveur d’une fille de laquelle il ne voulait point entendre parler, en alléguant sa beauté pour ne la point reconnaître. A la mort de cette femme qui périt misérable, la pauvre enfant, nommée Gertrude, encore plus belle que sa mère, avait été recueillie par les Dames du couvent des Clarisses, dont la supérieure était mademoiselle de Saint-Savin, tante de la comtesse. Ayant été appelé pour soigner Gertrude, il s’était épris d’elle à en perdre la tête. Si madame la comtesse, dit Beauvouloir, voulait entremettre cette affaire, elle s’acquitterait non-seulement de ce qu’elle croyait lui devoir, mais encore il s’estimerait être son redevable. Ainsi sa venue au château, fort dangereuse aux yeux du comte, serait justifiée ; puis tôt ou tard, le comte s’intéresserait à une si belle enfant, et pourrait peut-être un jour la protéger indirectement en le faisant son médecin.

La comtesse, cette femme si compatissante aux vraies amours, promit de servir celles du pauvre médecin. Elle poursuivit si chaudement cette affaire, que, lors de son second accouchement, elle obtint, pour la grâce qu’à cette époque les femmes étaient autorisées à demander à leurs maris en accouchant, une dot pour Gertrude, la belle bâtarde, qui, vers ce temps, au lieu d’être religieuse, épousa Beauvouloir. Cette dot et les économies du rebouteur le mirent à même d’acheter Forcalier, un joli domaine voisin du château d’Hérouville, et que vendaient alors des héritiers.