Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/208

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les souffrances vagues mais réelles, les timidités chevaleresques, la crainte de ne pouvoir exprimer le sentiment dans sa pureté, la peur d’être trop vite amené au bonheur que les âmes grandes aiment à différer, la pesanteur du pouvoir, cette pente à l’obéissance qui se trouve chez les caractères indifférents aux intérêts, mais pleins d’amour pour ce qu’un beau génie religieux a nommé l’astral.

Quoique très-inexperte du monde, Gabrielle avait pensé que la fille d’un rebouteur, l’humble habitante de Forcalier était jetée à une trop grande distance de monseigneur Etienne, duc de Nivron, l’héritier de la maison d’Hérouville, pour qu’ils fussent égaux ; elle n’allait pas jusqu’à deviner l’anoblissement de l’amour. La naïve créature n’avait pas vu là sujet d’ambitionner une place à laquelle toute autre fille eût été jalouse de s’asseoir, elle n’y avait vu que des obstacles. Aimant déjà sans savoir ce que c’était qu’aimer, elle se trouvait loin de son plaisir et voulait s’en rapprocher, comme un enfant souhaite la grappe dorée, objet de sa convoitise, trop haut située. Pour une fille émue à l’aspect d’une fleur, et qui entrevoyait l’amour dans les chants de la liturgie, combien doux et forts n’avaient pas été les sentiments éprouvés la veille, à l’aspect de cette faiblesse seigneuriale qui rassurait la sienne ; mais Etienne avait grandi pendant cette nuit, elle s’en était fait une espérance, un pouvoir ; elle l’avait mis si haut qu’elle désespérait de parvenir jusqu’à lui.

— Me permettrez-vous de venir quelquefois près de vous, dans votre domaine ? demanda le duc en baissant les yeux.

En voyant Etienne si craintif, si humble, car lui aussi avait déifié la fille de Beauvouloir, Gabrielle fut embarrassée du sceptre qu’il lui remettait ; mais elle fut profondément émue et flattée de cette soumission. Les femmes seules savent combien le respect que leur porte un maître engendre de séductions. Néanmoins, elle eut peur de se tromper, et tout aussi curieuse que la première femme, elle voulut savoir.

— Ne m’avez-vous pas promis hier de me montrer la musique ? lui répondit-elle tout en espérant que la musique serait un prétexte pour se trouver avec elle.

Si la pauvre enfant avait su la vie d’Etienne, elle se serait bien gardée d’exprimer un doute. Pour lui, la parole était un retentissement de l’âme, et cette phrase lui causa la plus profonde douleur. Il