Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Infâme, tu m’as perdu ! s’écria Emilio qui se leva en secouant du pied la Tinti.

Elle le serrait avec tant d’amour, en implorant une explication par un regard, un regard de Samaritaine éplorée, qu’Emilio, furieux de se voir encore entortillé dans cette passion qui l’avait fait déchoir, repoussa la cantatrice par un coup de pied brutal.

— Tu m’as dit de te tuer, meure, bête venimeuse ! s’écria-t-il.

Puis il sortit de son palais, sauta dans sa gondole : -- Rame, cria-t-il à Carmagnola.

— Où ? dit le vieux.

— Où tu voudras.

Le gondolier devina son maître et le mena par mille détours dans le Canareggio devant la porte d’un merveilleux palais que vous admirerez quand vous irez à Venise ; car aucun étranger n’a manqué de faire arrêter sa gondole à l’aspect de ces fenêtres toutes diverses d’ornement, luttant toutes de fantaisies, à balcons travaillés comme les plus folles dentelles, en voyant les encoignures de ce palais terminées par de longues colonnettes sveltes et tordues, en remarquant ces assises fouillées par un ciseau si capricieux, qu’on ne trouve aucune figure semblable dans les arabesques de chaque pierre. Combien est jolie la porte, et combien mystérieuse est la longue voûte en arcades qui mène à l’escalier ! Et qui n’admirerait ces marches où l’art intelligent a cloué, pour le temps que vivra Venise, un tapis riche comme un tapis de Turquie, mais composé de pierres aux mille couleurs incrustées dans un marbre blanc ! Vous aimerez les délicieuses fantaisies qui parent les berceaux, dorés comme ceux du palais ducal, et qui rampent au-dessus de vous, en sorte que les merveilles de l’art sont sous vos pieds et sur vos têtes. Quelles ombres douces, quel silence, quelle fraîcheur ! Mais quelle gravité dans ce vieux palais, où, pour plaire à Emilio comme à Vendramini, son ami, la duchesse avait rassemblé d’anciens meubles vénitiens, et où des mains habiles avaient restauré les plafonds ! Venise revivait là tout entière. Non seulement le luxe était noble, mais il était instructif. L’archéologue eût retrouvé là les modèles du beau comme le produisit le Moyen age, qui prit ses exemples à Venise. On voyait et les premiers plafonds à planches couvertes de dessins fleuretés en or sur des fonds colorés, ou en couleurs sur un fond d’or, et les plafonds en stucs dorés qui, dans chaque coin, offraient une scène à plusieurs personnages, et dans leur