Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/301

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furent cuits, chacun satisfit sa faim avec cette gloutonnerie qui, vue chez les animaux, nous semble dégoûtante.

— Voilà la première fois qu’on aura vu trente fantassins sur un cheval, s’écria le grenadier qui avait abattu la jument.

Ce fut la seule plaisanterie qui attestât l’esprit national.

Bientôt la plupart de ces pauvres soldats se roulèrent dans leurs habits, se placèrent sur des planches, sur tout ce qui pouvait les préserver du contact de la neige, et dormirent, nonchalants du lendemain. Quand le major fut réchauffé et qu’il eut apaisé sa faim, un invincible besoin de dormir lui appesantit les paupières. Pendant le temps assez court que dura son débat avec le sommeil, il contempla cette jeune femme qui, s’étant tourné la figure vers le feu pour dormir, laissait voir ses yeux clos et une partie de son front ; elle était enveloppée dans une pelisse fourrée et dans un gros manteau de dragon ; sa tête portait sur un oreiller taché de sang ; son bonnet d’astrakan, maintenu par un mouchoir noué sous le cou, lui préservait le visage du froid autant que cela était possible ; elle s’était caché les pieds dans le manteau. Ainsi roulée sur elle-même, elle ne ressemblait réellement à rien. Était-ce la dernière des vivandières ? était-ce cette charmante femme, la gloire d’un amant, la reine des bals parisiens ? Hélas ! l’œil même de son ami le plus dévoué n’apercevait plus rien de féminin dans cet amas de linges et de haillons. L’amour avait succombé sous le froid, dans le cœur d’une femme. À travers les voiles épais que le plus irrésistible de tous les sommeils étendait sur les yeux du major, il ne voyait plus le mari et la femme que comme deux points. Les flammes du foyer, ces figures étendues, ce froid terrible qui rugissait à trois pas d’une chaleur fugitive, tout était rêve. Une pensée importune effrayait Philippe. — Nous allons tous mourir, si je dors ; je ne veux pas dormir, se disait-il. Il dormait. Une clameur terrible et une explosion réveillèrent monsieur de Sucy après une heure de sommeil. Le sentiment de son devoir, le péril de son amie, retombèrent tout à coup sur son cœur. Il jeta un cri semblable à un rugissement. Lui et son soldat étaient seuls debout. Ils virent une mer de feu qui découpait devant eux, dans l’ombre de la nuit, une foule d’hommes, en dévorant les bivouacs et les cabanes ; ils entendirent des cris de désespoir, des hurlements ; ils aperçurent des milliers de figures désolées et de faces furieuses. Au milieu de cet enfer, une colonne de soldats se faisait un chemin vers le pont, entre deux haies de cadavres.