Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/333

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partenir à une famille distinguée. Son air trahissait la noblesse. L’intelligence due à une bonne éducation respirait sur sa figure.

— Comment te nommes-tu, lui demanda le maire en lui jetant un regard plein de finesse.

— Julien Jussieu, répondit le réquisitionnaire.

— Et tu viens ? dit le magistrat en laissant échapper un sourire d’incrédulité.

— De Paris.

— Tes camarades doivent être loin, reprit le Normand d’un ton railleur.

— J’ai trois lieues d’avance sur le bataillon.

— Quelque sentiment t’attire sans doute à Carentan, citoyen réquisitionnaire ? dit le maire d’un air fin. C’est bien, ajouta-t-il en imposant silence par un geste de main au jeune homme prêt à parler, nous savons où t’envoyer. Tiens, ajouta-t-il en lui remettant son billet de logement, va, citoyen Jussieu !

Un teinte d’ironie se fit sentir dans l’accent avec lequel le magistrat prononça ces deux derniers mots, en tendant un billet sur lequel la demeure de madame de Dey était indiquée. Le jeune homme lut l’adresse avec un air de curiosité.

— Il sait bien qu’il n’a pas loin à aller. Et quand il sera dehors, il aura bientôt traversé la place ! s’écria le maire en se parlant à lui-même, pendant que le jeune-homme sortait. Il est joliment hardi ! Que Dieu le conduise ! Il a réponse à tout. Oui, mais si un autre que moi lui avait demandé de voir ses papiers, il était perdu !

En ce moment, les horloges de Carentan avaient sonné neuf heures et demie ; les falots s’allumaient dans l’antichambre de madame de Dey ; les domestiques aidaient leurs maîtresses et leurs maîtres à mettre leurs sabots, leurs houppelandes ou leurs mantelets ; les joueurs avaient soldé leurs comptes, et allaient se retirer tous ensemble, suivant l’usage établi dans toutes les petites villes.

— Il paraît que l’accusateur veut rester, dit une dame en s’apercevant que ce personnage important leur manquait au moment où chacun se sépara sur la place pour regagner son logis, après avoir épuisé toutes les formules d’adieu.

Ce terrible magistrat était en effet seul avec la comtesse, qui attendait, en tremblant, qu’il lui plût de sortir.

— Citoyenne, dit-il enfin après un long silence qui eut quelque