Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/45

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dès que, dans les choses de la nature morale, un homme vient à dépasser la sphère où s’enfantent les œuvres plastiques par les procédés de l’imitation, pour entrer dans le royaume tout spirituel des abstractions où tout se contemple dans son principe et s’aperçoit dans l’omnipotence des résultats, cet homme n’est-il plus compris par les intelligences ordinaires.

— Tu viens d’expliquer mon amour pour la Massimilla, dit Emilio. Cher, il est en moi-même une puissance qui se réveille au feu de ses regards, à son moindre contact, et me jette en un monde de lumière où se développent des effets dont je n’osais te parler. Il m’a souvent semblé que le tissu délicat de sa peau empreignît des fleurs sur la mienne quand sa main se pose sur ma main. Ses paroles répondent en moi à ces touches intérieures dont tu parles. Le désir soulève mon crâne en y remuant ce monde invisible au lieu de soulever mon corps inerte ; et l’air devient alors rouge et pétille, des parfums inconnus et d’une force inexprimable détendent mes nerfs, des roses me tapissent les parois de la tête, et il me semble que mon sang s’écoule par toutes mes artères ouvertes, tant ma langueur est complète.

— Ainsi fait mon opium fumé, répondit Vendramin.

— Tu veux donc mourir ? dit avec terreur Emilio.

— Avec Venise, fit Vendramin en étendant la main vers Saint-Marc. Vois-tu un seul de ces clochetons et de ces aiguilles qui soit droit ? Ne comprends-tu pas que la mer va demander sa proie ?

Le prince baissa la tête et n’osa parler d’amour à son ami. Il faut voyager chez les nations conquises pour savoir ce qu’est une patrie libre. En arrivant au palais Vendramini, le prince et Marco virent une gondole arrêtée à la porte d’eau. Le prince prit alors Vendramin par la taille, et le serra tendrement en lui disant :

— Une bonne nuit, cher.

— Moi, une femme, quand je couche avec Venise ! s’écria Vendramin.

En ce moment, le gondolier appuyé contre une colonne regarda les deux amis, reconnut celui qui lui avait été signalé, et dit à l’oreille du prince : -- La duchesse, monseigneur.

Emilio sauta dans la gondole où il fut enlacé par des bras de fer, mais souples, et attiré sur les coussins où il sentit le sein palpitant d’une femme amoureuse. Aussitôt le prince ne fut plus Emilio, mais l’amant de la Tinti, car ses sensations furent si