Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/75

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tout âme ?… eh ! bien, ces merveilles, je vous les rends, et vous me maudissez ! Vous êtes aussi fou que le parterre de la Fenice, qui m’a sifflé. Je méprisais ce vulgaire de ne pas pouvoir monter avec moi sur la cime d’où l’on domine l’art, et c’est à des hommes remarquables, un Français… Tiens, il est parti !…

— Depuis une demi-heure, dit Vendramin.

— Tant pis ! il m’aurait peut-être compris, puisque de dignes Italiens, amoureux de l’art, ne me comprennent pas…

— Va, va, va ! dit Capraja en frappant de petits coups sur la tête du ténor en souriant, galope sur l’hippogriffe du divin Ariosto ; cours après tes brillantes chimères, theriaki musical.

En effet, chaque convive, convaincu que Genovese était ivre, le laissait parler sans l’écouter. Capraja seul avait compris la question posée par le Français.

Pendant que le vin de Chypre déliait toutes les langues, et que chacun caracolait sur son dada favori, le médecin attendait la duchesse dans une gondole, après lui avoir fait remettre un mot écrit par Vendramin. Massimilla vint dans ses vêtements de nuit, tant elle était alarmée des adieux que lui avait faits le prince, et surprise par les espérances que lui donnait cette lettre.

— Madame, dit le médecin à la duchesse en la faisant asseoir et donnant l’ordre du départ aux gondoliers, il s’agit en ce moment de sauver la vie à Emilio Memmi, et vous seule avez ce pouvoir.

— Que faut-il faire ? demanda-t-elle.

— Ah ! vous résignerez-vous à jouer un rôle infâme malgré la plus noble figure qu’il soit possible d’admirer en Italie. Tomberez-vous, du ciel bleu où vous êtes, au lit d’une courtisane ? Enfin, vous, ange sublime, vous, beauté pure et sans tache, consentirez-vous à deviner l’amour de la Tinti, chez elle, et de manière à tromper l’ardent Emilio que l’ivresse rendra d’ailleurs peu clairvoyant.

— Ce n’est que cela, dit-elle en souriant et en montrant au Français étonné un coin inaperçu par lui du délicieux caractère de l’Italienne aimante. Je surpasserai la Tinti, s’il le faut, pour sauver la vie à mon ami.

— Et vous confondrez en seul deux amours séparés chez lui par une montagne de poésie qui fondra comme la neige d’un glacier sous les rayons du soleil en été.

— Je vous aurai d’éternelles obligations, dit gravement la duchesse.