Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/86

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femme ou de moi a servi la batterie. Qu’arrive-t-il ? de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour à ma table, à l’époque où j’ai fondé ce misérable restaurant, je n’en reçois plus aujourd’hui qu’une vingtaine environ à qui je fais crédit pour la plupart du temps. Les Piémontais, les Savoyards sont partis ; mais les connaisseurs, les gens de goût, les vrais Italiens me sont restés. Aussi, pour eux, n’est-il sacrifice que je ne fasse ! je leur donne bien souvent pour vingt-cinq sous par tête un dîner qui me revient au double.

La parole du signor Giardini sentait tant la naïve rouerie napolitaine, que le comte charmé se crut encore à Gérolamo.

— Puisqu’il en est ainsi, mon cher hôte, dit-il familièrement au cuisinier, puisque le hasard et votre confiance m’ont mis dans le secret de vos sacrifices journaliers, permettez-moi de doubler la somme.

En achevant ces mots, Andrea faisait tourner sur le poêle une pièce de quarante francs, sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusement deux francs cinquante centimes, non sans quelques façons discrètes qui le réjouirent fort.

— Dans quelques minutes, reprit Giardini, vous allez voir votre donnina. Je vous placerai près du mari, et si vous voulez être dans ses bonnes grâces, parlez musique, je les ai invités tous deux, pauvres gens ! A cause du nouvel an, je régale mes hôtes d’un mets dans la confection duquel je crois m’être surpassé…

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes félicitations des convives qui vinrent deux à deux, un à un, assez capricieusement, suivant la coutume des tables d’hôte. Giardini affectait de se tenir près du comte, et faisait le cicerone en lui indiquant quels étaient ses habitués. Il tâchait d’amener par ses lazzi un sourire sur les lèvres d’un homme en qui son instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur à exploiter.

— Celui-ci, dit-il, est un pauvre compositeur, qui voudrait passer de la romance à l’opéra et ne peut. Il se plaint des directeurs, des marchands de musique, de tout le monde, excepté de lui-même, et, certes, il n’a pas de plus cruel ennemi. Vous voyez quel teint fleuri, quel contentement de lui, combien peu d’efforts dans ses traits, si bien disposés pour la romance ; celui qui l’accompagne, et qui a l’air d’un marchand d’allumettes, est une des plus grandes célébrités musicales, Gigelmi ! le plus grand chef d’orchestre italien connu ; mais il est sourd, et finit malheureuse-