Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/108

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yeux éteints et abattus ; puis, il étendit le doigt vers la terre : vous eussiez cru voir alors un gouffre entr’ouvert à son commandement. Il resta debout, éclairé par les indécis et vagues reflets de la lune qui firent resplendir son front d’où s’échappa comme une lueur solaire. Si d’abord une expression presque dédaigneuse se perdit dans les sombres plis de son visage, bientôt son regard contracta cette fixité qui semble indiquer la présence d’un objet invisible aux organes ordinaires de la vue. Certes, ses yeux contemplèrent alors les lointains tableaux que nous garde la tombe. Jamais peut-être cet homme n’eut une apparence si grandiose. Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir sur sa forme extérieure ; et quelque puissant qu’il parût être, il plia comme une herbe qui se courbe sous la brise messagère des orages. Godefroid resta silencieux, immobile, enchanté ; une force inexplicable le cloua sur le plancher ; et, comme lorsque notre attention nous arrache à nous-même, dans le spectacle d’un incendie ou d’une bataille, il ne sentit plus son propre corps.

— Veux-tu que je te dise la destinée au-devant de laquelle tu marchais, pauvre ange d’amour ? Écoute ! Il m’a été donné de voir les espaces immenses, les abîmes sans fin où vont s’engloutir les créations humaines, cette mer sans rives où court notre grand fleuve d’hommes et d’anges. En parcourant les régions des éternels supplices, j’étais préservé de la mort par le manteau d’un Immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et que se passent les siècles, moi, chétif ! Quand j’allais par les campagnes de lumière où se pressent les heureux, l’amour d’une femme, les ailes d’un ange, me soutenaient ; porté sur son cœur, je pouvais goûter ces plaisirs ineffables dont l’étreinte est plus dangereuse pour nous, mortels, que ne le sont les angoisses du monde mauvais. En accomplissant mon pèlerinage à travers les sombres régions d’en-bas, j’étais parvenu de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur aux cercles de l’Enfer. Déjà, je voyais dans le lointain la clarté du Paradis qui brillait à une distance énorme, j’étais dans la nuit, mais sur les limites du jour. Je volais, emporté par mon guide, entraîné par une puissance semblable à celle qui pendant nos rêves nous ravit dans les sphères invisibles aux yeux du corps, L’auréole qui ceignait nos fronts faisait fuir les ombres sur no-