Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/54

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monsieur ; mais vous êtes chez une dame de qui vous deviez attendre le congé.

— Celui que vous voyez devant vous, madame, dit alors le grand vieillard, est autant au-dessus des rois que les rois sont au-dessus de leurs sujets, et vous me trouverez courtois, alors que vous connaîtrez ma puissance.

En entendant ces audacieuses paroles dites avec l’emphase italienne, Charles et Marie se regardèrent, et regardèrent Cosme qui, les yeux attachés sur son frère, semblait se dire : — Comment va-t-il se tirer du mauvais pas où nous sommes ?

En effet, une seule personne pouvait comprendre la grandeur et la finesse du début de Laurent Ruggieri ; ce n’était ni le roi ni sa jeune maîtresse sur qui le vieillard jetait le charme de son audace, mais bien le rusé Cosme Ruggieri. Quoique supérieur aux plus habiles de la cour, et peut-être à Catherine de Médicis, sa protectrice, l’astrologue reconnaissait son frère Laurent pour son maître.

Ce vieux savant, enseveli dans la solitude, avait jugé les souverains, presque tous blasés par le perpétuel mouvement de la politique dont les crises étaient à cette époque si soudaines, si vives, si ardentes, si imprévues ; il connaissait leur ennui, leur lassitude des choses ; il savait avec quelle chaleur ils poursuivaient l’étrange, le nouveau, le bizarre, et surtout combien ils aimaient à se trouver dans la région intellectuelle, pour éviter d’être toujours aux prises avec les hommes et les événements. À ceux qui ont épuisé la politique, il ne reste plus que la pensée pure : Charles-Quint l’avait prouvé par son abdication. Charles IX, qui forgeait des sonnets et des épées pour se soustraire aux dévorantes affaires d’un siècle où le trône n’était pas moins mis en question que le roi, et qui de la royauté n’avait que les soucis sans en avoir les plaisirs, devait être fortement réveillé par l’audacieuse négation de son pouvoir que venait de se permettre Laurent. Les impiétés religieuses n’avaient rien de surprenant dans un temps où le catholicisme était si violemment examiné ; mais le renversement de toute religion donné pour base aux folles tentatives d’un art mystérieux devait frapper fortement le roi, et le tirer de ses sombres préoccupations. Puis une conquête où il s’agissait de tout l’homme était une entreprise qui devait rendre tout autre intérêt petit aux yeux des Ruggieri. De cette idée à donner au Roi, dépendait un im-