Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/616

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là procèdent d’une cause inconnue. Mais vous m’avez amené ainsi à considérer l’amour comme une passion. Eh ! bien, c’est la dernière de toutes et la plus méprisable. Elle promet tout et ne tient rien. Elle vient, de même que l’amour comme besoin, la dernière, et périt la première. Ah ! parlez-moi de la vengeance, de la haine, de l’avarice, du jeu, de l’ambition, du fanatisme !… Ces passions-là ont quelque chose de viril ; ces sentiments-là sont impérissables ; ils font tous les jours les sacrifices qui ne sont faits par l’amour que par boutades. — Mais, reprit-il, maintenant abjurez l’amour. D’abord plus de tracas, de soins, d’inquiétudes ; plus de ces petites passions qui gaspillent les forces humaines. Un homme vit heureux et tranquille ; socialement parlant, sa puissance est infiniment plus grande et plus intense. Ce divorce fait avec ce je ne sais quoi nommé amour est la raison primitive du pouvoir de tous les hommes qui agissent sur les masses humaines, mais ce n’est rien encore. Ah ! si vous connaissiez alors de quelle force magique un homme est doué, quels sont les trésors de puissance intellectuelle, et quelle longévité de corps il trouve en lui-même, quand, se détachant de toute espèce de passions humaines, il emploie toute son énergie au profit de son âme ! Si vous pouviez jouir pendant deux minutes des richesses que Dieu dispense aux hommes sages qui ne considèrent l’amour que comme un besoin passager auquel il suffit d’obéir à vingt ans, six mois durant ; aux hommes qui, dédaignant les plantureux et obturateurs beefteaks de la Normandie, se nourrissent des racines qu’il a libéralement dispensées, et qui se couchent sur des feuilles sèches comme les solitaires de la Thébaïde !… ah ! vous ne garderiez pas trois secondes la dépouille des quinze mérinos qui vous couvrent ; vous jetteriez votre badine, et vous iriez vivre dans les cieux !… vous y trouveriez l’amour que vous cherchez dans la fange terrestre ; vous y entendriez des concerts autrement mélodieux que ceux de monsieur Rossini, des voix plus pures que celle de la Malibran… Mais j’en parle en aveugle et par ouï-dire : si je n’étais pas allé en Allemagne devers l’an 1791, je ne saurais rien de tout ceci… Oui, l’homme a une vocation pour l’infini. Il y a en lui un instinct qui l’appelle vers Dieu. Dieu est tout, donne tout, fait oublier tout, et la pensée est le fil qu’il nous a donné pour communiquer avec lui !…

Il s’arrête tout à coup, l’œil fixé vers le ciel.

— Le pauvre bonhomme a perdu la tête ! pensais-je.