Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 17.djvu/286

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— Je vais te le dire, gamin, répondit l’officier. Le gamin se posa comme un homme qui se résigne à écouter un bavard. — En 1809, dit l’invalide, nous protégions le flanc de la Grande-Armée, commandée par l’empereur, qui marchait sur Vienne. Nous arrivons à un pont défendu par une triple batterie de canons étagés sur une manière de rocher, trois redoutes l’une sur l’autre, et qui enfilaient le pont. Nous étions sous les ordres du maréchal Masséna. Celui que tu vois était alors colonel des grenadiers de la garde, et je marchais avec… Nos colonnes occupaient un côté du fleuve, les redoutes étaient de l’autre. On a trois fois attaqué le pont, et trois fois on a boudé. « Qu’on aille chercher Hulot ! a dit le maréchal, il n’y a que lui et ses hommes qui puissent avaler ce morceau-là. » Nous arrivons. Le dernier général qui se retirait de devant ce pont, arrête Hulot sous le feu pour lui dire la manière de s’y prendre, et il embarrassait le chemin. —  « Il ne me faut pas de conseils, mais de la place pour passer, » a dit tranquillement le général en franchissant le pont en tête de sa colonne. Et puis, rrrran ! une décharge de trente canons sur nous. — Ah ! nom d’un petit bonhomme ! s’écria l’ouvrier, ça a dû en faire de ces béquilles !  — Si tu avais entendu dire paisiblement ce mot-là, comme moi, petit, tu saluerais cet homme jusqu’à terre ! Ce n’est pas si connu que le pont d’Arcole, c’est peut-être plus beau. Et nous sommes arrivés avec Hulot à la course dans les batteries. Honneur à ceux qui y sont restés ! fit l’officier en ôtant son chapeau. Les Kaiserlicks ont été étourdis du coup. Aussi l’Empereur a-t-il nommé comte le vieux que tu vois ; il nous a honorés tous dans notre chef, et ceux-ci ont eu grandement raison de le faire maréchal. — Vive le maréchal ! dit l’ouvrier. — Oh ! tu peux crier, va, le maréchal est sourd à force d’avoir entendu le canon.

Cette anecdote peut donner la mesure du respect avec lequel les invalides traitaient le maréchal Hulot, à qui ses opinions républicaines invariables conciliaient les sympathies populaires dans tout le quartier.

L’affliction, entrée dans cette âme si calme, si pure, si noble, était un spectacle désolant. La baronne ne pouvait que mentir et cacher à son beau-frère, avec l’adresse des femmes, toute l’affreuse vérité. Pendant cette désastreuse matinée, le maréchal, qui dormait peu comme tous les vieillards, avait obtenu de Lisbeth des aveux sur la situation de son frère, en lui promettant de l’épouser