Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 17.djvu/506

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ses haillons, et sentant la juiverie, car il achevait de vivre comme il avait vécu.

Le rez-de-chaussée, tout entier pris par les tableaux que le Juif brocantait toujours, par les caisses venues de l’étranger, contenait un immense atelier où travaillait presque uniquement pour lui Moret, le plus habile de nos restaurateurs de tableaux, un de ceux que le Musée devrait employer. Là se trouvait aussi l’appartement de sa fille, le fruit de sa vieillesse, une Juive, belle comme sont toutes les Juives quand le type asiatique reparaît pur et noble en elles. Noémi, gardée par deux servantes fanatiques et juives, avait pour avant-garde un Juif polonais nommé Abramko, compromis, par un hasard fabuleux, dans les événements de Pologne, et qu’Élie Magus, avait sauvé par spéculation. Abramko, concierge de cet hôtel muet, morne et désert, occupait une loge armée de trois chiens d’une férocité remarquable, l’un de Terre-Neuve, l’autre des Pyrénées, le troisième anglais et bouledogue.

Voici sur quelles observations profondes était assise la sûreté du Juif qui voyageait sans crainte, qui dormait sur ses deux oreilles, et ne redoutait aucune entreprise ni sur sa fille, son premier trésor, ni sur ses tableaux, ni sur son or. Abramko recevait chaque année deux cents francs de plus que l’année précédente, et ne devait plus rien recevoir à la mort de Magus, qui le dressait à faire l’usure dans le quartier. Abramko n’ouvrait jamais à personne sans avoir regardé par un guichet grillagé, formidable. Ce concierge, d’une force herculéenne, adorait Magus comme Sancho Pança adore don Quichotte. Les chiens, renfermés pendant le jour, ne pouvaient avoir sous la dent aucune nourriture ; mais, à la nuit, Abramko les lâchait, et ils étaient condamnés par le rusé calcul du vieux Juif à stationner, l’un dans le jardin, au pied d’un poteau en haut duquel était accroché un morceau de viande, l’autre dans la cour au pied d’un poteau semblable, et le troisième dans la grande salle du rez-de-chaussée. Vous comprenez que ces chiens qui, par instinct, gardaient déjà la maison, étaient gardés eux-mêmes par leur faim ; ils n’eussent pas quitté, pour la plus belle chienne, leur place au pied de leur mât de cocagne ; ils ne s’en écartaient pas pour aller flairer quoi que ce soit. Qu’un inconnu se présentât, les chiens s’imaginaient tous trois que le quidam en voulait à leur nourriture, laquelle ne leur était descendue que le matin au réveil d’Abramko. Cette infernale combinaison avait un avantage im-