Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 17.djvu/596

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cette organisation fut troublée par cette imperceptible dose de poison. Le docteur Poulain se creusa la tête en apercevant l’effet de cette décoction, car il était assez savant pour reconnaître l’action d’un agent destructeur. Il emporta la tisane, à l’insu de tout le monde, et il en opéra l’analyse lui-même ; mais il n’y trouva rien. Le hasard voulut que, ce jour-là, Rémonencq, effrayé de ses œuvres, n’eût pas mis sa fatale rondelle. Le docteur Poulain s’en tira vis-à-vis de lui-même et de la science, en supposant que, par suite d’une vie sédentaire, dans une loge humide, le sang de ce tailleur accroupi sur une table, devant cette fenêtre grillagée, avait pu se décomposer, faute d’exercice, et surtout à la perpétuelle aspiration des émanations d’un ruisseau fétide. La rue de Normandie est une de ces vieilles rues à chaussée fendue, où la ville de Paris n’a pas encore mis de bornes-fontaines, et dont le ruisseau noir roule péniblement les eaux ménagères de toutes les maisons, qui s’infiltrent sous les pavés et y produisent cette boue particulière à la ville de Paris.

La Cibot, elle, allait et venait, tandis que son mari, travailleur intrépide, était toujours devant cette croisée, assis comme un fakir. Les genoux du tailleur étaient ankylosés, le sang se fixait dans le buste, les jambes amaigries, tortues, devenaient des membres presque inutiles. Aussi le teint fortement cuivré de Cibot paraissait-il naturellement maladif depuis fort longtemps. La bonne santé de la femme et la maladie de l’homme semblèrent au docteur un fait naturel.

— Quelle est donc la maladie de mon pauvre Cibot ? avait demandé la portière au docteur Poulain.

— Ma chère madame Cibot, répondit le docteur, il meurt de la maladie des portiers… son étiolement général annonce une incurable viciation du sang.

Un crime sans objet, sans aucun gain, sans aucun intérêt, finit par effacer dans l’esprit du docteur Poulain ses premiers soupçons. Qui pouvait vouloir tuer Cibot ? sa femme ? le docteur lui vit goûter à la tisane de Cibot en la sucrant. Une assez grande quantité de crimes échappent à la vengeance de la société, c’est en général ceux qui se commettent, comme celui-ci, sans les preuves effrayantes d’une violence quelconque : le sang répandu, la strangulation, les coups, enfin les procédés maladroits ; mais surtout quand le meurtre est sans intérêt apparent, et commis dans les classes inférieures.