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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

quoique sous cette rudesse, Chesnel devinât une affection magnifique. L’attachement du marquis pour son ancien domestique constituait une passion semblable à celle que le maître a pour son chien, et qui le porterait à se battre avec qui donnerait un coup de pied à sa bête : il la regarde comme une partie intégrante de son existence, comme une chose qui, sans être tout à fait lui, le représente dans ce qu’il a de plus cher, les sentiments.

— Il était temps de faire quitter cette ville à monsieur le comte, mademoiselle, dit sentencieusement le notaire.

— Oui, répondit-elle. S’est-il permis quelque nouvelle escapade ?

— Non, mademoiselle.

— Eh ! bien, pourquoi l’accusez-vous ?

— Mademoiselle, je ne l’accuse pas. Non, je ne l’accuse pas. Je suis bien loin de l’accuser. Je ne l’accuserai même jamais, quoi qu’il fasse !

La conversation tomba. Le Chevalier, être éminemment compréhensif, se mit à bâiller comme un homme talonné par le sommeil. Il s’excusa gracieusement de quitter le salon et sortit ayant envie de dormir autant que de s’aller noyer : le démon de la curiosité lui écarquillait les yeux, et de sa main délicate ôtait le coton que le Chevalier avait dans les oreilles.

— Hé ! bien, Chesnel, y a-t-il quelque chose de nouveau ? dit mademoiselle Armande inquiète.

— Oui, reprit Chesnel, il s’agit de ces choses dont il est impossible de parler à monsieur le marquis : il tomberait foudroyé par une apoplexie.

— Dites donc, reprit-elle en penchant sa belle tête sur le dos de sa bergère et laissant aller ses bras le long de sa taille comme une personne qui attend le coup de la mort sans se défendre.

— Mademoiselle, monsieur le comte, qui a tant d’esprit, est le jouet de petites gens en train d’épier une grande vengeance : ils nous voudraient ruinés, humiliés ! Le Président du Tribunal, le sieur du Ronceret, a, comme vous savez, les plus hautes prétentions nobiliaires…

— Son grand-père était procureur, dit mademoiselle Armande.

— Je le sais, dit le notaire. Aussi ne l’avez-vous pas reçu chez vous ; il ne va pas non plus chez messieurs de Troisville, ni chez le duc de Gordon, ni chez le marquis de Casteran ; mais il est un des