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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

dans tous les sens ; aussi, quand ils arrivent de la Pensée au Fait, trouvez-vous les choses complètes. Les diplomates sont des enfants auprès de ces trois classes de mammifères, qui ont le temps devant eux, cet élément qui manque aux gens obligés de penser à plusieurs choses, obligés de tout conduire, de tout préparer dans les grandes affaires humaines. Du Croisier avait-il si bien sondé le cœur du pauvre Victurnien, qu’il eût prévu la facilité avec laquelle il se prêterait à sa vengeance, ou bien profita-t-il d’un hasard épié durant plusieurs années ? Il y a certes un détail qui prouve une certaine habileté dans la manière dont se prépara le coup. Qui avertissait du Croisier ? Était-ce les Keller ? était-ce le fils du Président du Ronceret, qui achevait son Droit à Paris ? Du Croisier écrivit à Victurnien une lettre pour lui annoncer qu’il avait défendu aux Keller de lui avancer aucune somme désormais, au moment où il savait la duchesse de Maufrigneuse dans les derniers embarras, et le comte d’Esgrignon dévoré par une misère aussi effroyable que savamment déguisée. Ce malheureux jeune homme déployait son esprit à feindre l’opulence ! Cette lettre, qui disait à la victime que les Keller ne lui remettraient rien sans des valeurs, laissait entre les formules d’un respect exagéré et la signature un espace assez considérable. En coupant ce fragment de lettre, il était facile d’en faire un effet pour une somme considérable. Cette infernale lettre allait jusque sur le verso du second feuillet, elle était sous enveloppe, le revers se trouvait blanc. Quand cette lettre arriva, Victurnien roulait dans les abîmes du désespoir. Après deux ans passés dans la vie la plus heureuse, la plus sensuelle, la moins penseuse, la plus luxueuse, il se voyait face à face avec une inexorable misère, une impossibilité absolue d’avoir de l’argent. Le voyage ne s’était pas achevé sans quelques tiraillements pécuniaires. Le comte avait extorqué très-difficilement, la duchesse aidant, plusieurs sommes à des banquiers. Ces sommes, représentées par des lettres de change, allaient se dresser devant lui dans toute leur rigueur, avec les sommations implacables de la Banque et de la Jurisprudence commerciale. À travers ses dernières jouissances, ce malheureux enfant sentait la pointe de l’épée du Commandeur. Au milieu de ses soupers, il entendait, comme Don Juan, le bruit lourd de la Statue qui montait les escaliers. Il éprouvait ces frissons indicibles que donne le sirocco de dettes. Il comptait sur un hasard. Il avait toujours gagné à la loterie depuis cinq ans, sa bourse s’était toujours remplie.