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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

cette force d’inertie qui dépouille aujourd’hui la vie sociale des dénoûments que recherchent les âmes passionnées.

— Voici monsieur de Mortsauf, dit-elle.

Je me dressai sur mes jambes comme un cheval effrayé. Quoique ce mouvement n’échappât ni à monsieur de Chessel ni à la comtesse, il ne me valut aucune observation muette, car il y eut une diversion faite par une jeune fille à qui je donnai six ans, et qui entra disant : — Voilà mon père.

— Eh ! bien, Madeleine ? fit sa mère.

L’enfant tendit à monsieur de Chessel la main qu’il demandait, et me regarda fort attentivement après m’avoir adressé son petit salut plein d’étonnement.

— Êtes-vous contente de sa santé ? dit monsieur de Chessel à la comtesse.

— Elle va mieux, répondit-elle en caressant la chevelure de la petite déjà blottie dans son giron.

Une interrogation de monsieur de Chessel m’apprit que Madeleine avait neuf ans ; je marquai quelque surprise de mon erreur, et mon étonnement amassa des nuages sur le front de la mère. Mon introducteur me jeta l’un de ces regards significatifs par lesquels les gens du monde nous font une seconde éducation. Là, sans doute était une blessure maternelle dont l’appareil devait être respecté. Enfant malingre dont les yeux étaient pâles, dont la peau était blanche comme une porcelaine éclairée par une lueur, Madeleine n’aurait sans doute pas vécu dans l’atmosphère d’une ville. L’air de la campagne, les soins de sa mère qui semblait la couver, entretenaient la vie dans ce corps aussi délicat que l’est une plante venue en serre malgré les rigueurs d’un climat étranger. Quoiqu’elle ne rappelât en rien sa mère, Madeleine paraissait en avoir l’âme, et cette âme la soutenait. Ses cheveux rares et noirs, ses yeux caves, ses joues creuses, ses bras amaigris, sa poitrine étroite annonçaient un débat entre la vie et la mort, duel sans trêve où jusqu’alors la comtesse était victorieuse. Elle se faisait vive, sans doute pour éviter des chagrins à sa mère ; car, en certains moments où elle ne s’observait plus, elle prenait l’attitude d’un saule-pleureur. Vous eussiez dit d’une petite Bohémienne souffrant la faim, venue de son pays en mendiant, épuisée, mais courageuse et parée pour son public.