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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

portant à Dieu ce surcroît de souffrances vives, supportées non sans larmes ni déchirements.

— J’ai donné, dit-elle en finissant, plus que je ne devais pour n’avoir plus rien à laisser prendre, et j’en suis déjà punie.

Il fallut la calmer, promettre de ne jamais lui causer une peine, et de l’aimer à vingt ans comme les vieillards aiment leur dernier enfant.

Le lendemain je vins de bonne heure. Elle n’avait plus de fleurs pour les vases de son salon gris. Je m’élançai dans les champs, dans les vignes, et j’y cherchai des fleurs pour lui composer deux bouquets ; mais tout en les cueillant une à une, les coupant au pied, les admirant, je pensai que les couleurs et les feuillages avaient une harmonie, une poésie qui se faisait jour dans l’entendement en charmant le regard, comme les phrases musicales réveillent mille souvenirs au fond des cœurs aimants et aimés. Si la couleur est la lumière organisée, ne doit-elle pas avoir un sens comme les combinaisons de l’air ont le leur ? Aidé par Jacques et Madeleine, heureux tous trois de conspirer une surprise pour notre chérie, j’entrepris, sur les dernières marches du perron où nous établîmes le quartier-général de nos fleurs, deux bouquets par lesquels j’essayai de peindre un sentiment. Figurez-vous une source de fleurs sortant des deux vases par un bouillonnement, retombant en vagues frangées, et du sein de laquelle s’élançaient mes vœux en roses blanches, en lys à la coupe d’argent ? Sur cette fraîche étoffe brillaient les bleuets, les myosotis, les vipérines, toutes les fleurs bleues dont les nuances, prises dans le ciel, se marient si bien avec le blanc ; n’est-ce pas deux innocences, celle qui ne sait rien et celle qui sait tout, une pensée de l’enfant, une pensée du martyr ? L’amour a son blason, et la comtesse le déchiffra secrètement. Elle me jeta l’un de ces regards incisifs qui ressemblent au cri d’un malade touché dans sa plaie : elle était à la fois honteuse et ravie. Quelle récompense dans ce regard ! La rendre heureuse, lui rafraîchir le cœur, quel encouragement ! J’inventai donc la théorie du père Castel au profit de l’amour, et retrouvai pour elle une science perdue en Europe où les fleurs de l’écritoire remplacent les pages écrites en Orient avec des couleurs embaumées. Quel charme que de faire exprimer ses sensations par ces filles du soleil, les sœurs des fleurs écloses sous les rayons de l’amour ! Je m’entendis bientôt avec les productions de la flore champêtre comme un homme que